Théâtre : En attendant Godot, de Samuel Beckett, par Alain Françon (La Scala Paris)
Du 12 au 14 avril, Domaine d’O, Montpellier et du 3 au 5 mai, Théâtre National de Nice
Mise en scène : Alain Françon avec Gilles Privat (Vladimir), André Marcon (Estragon), Guillaume Lévêque (Pozzo), Éric Berger (Lucky), Antoine Heuillet (messager)
Décor : Jacques Gabel, Lumière : Joël Hourbeigt, Costumes : Marie La Rocca
Peut-on encore apprendre d’En attendant Godot et surtout ne pas s’y ennuyer ? Tout a été écrit sur l’absurdité latente, le temps suspendu et le récit « anti-scène », de la pièce de théâtre la plus jouée au monde. Oui à l’évidence, nous convainc Alain Françon à La Scala jusqu’au 8 avril 2023 (puis en avril au Domaine d’O, Montpellier et en mai au TNNice). Le metteur en scène s’échappe du cadre usé en se creusant l’attente et ce qu’elle dit de nous, et revient à l’essentiel ; la force du verbe, servie avec gourmandise par deux acteurs géniaux Gilles Privat et André Marcon et une compassion qui plonge le spectateur dans un moment rare d’humanité faisant oublier théâtre et conjoncture.
Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention.
Samuel Beckett, Lettre à Michel Polac, janvier 1952
Pour beaucoup, En attendant Godot est un concentré de poisse statique et d’obsessions frustrées. Pour un metteur en scène, il est difficile de s’échapper du cadre rigide voulu par Beckett tant les contraintes sont précises, du décor (avec pierre, sable et arbre) aux costumes (mythiques chapeaux melons). S’il s’en affranchit un peu (en effaçant la route toute tracée), la force d’un grand metteur en scène est d’éclairer autrement les intentions de l’auteur. Alain Françon est de ceux là, il va au-delà.
Les représentations de Godot sont souvent lentes.
Or, Beckett a donné beaucoup d’indications sur le rythme et la vitesse.
On doit sentir le temps qui passe, mais il faut qu’il passe vite !
Alain Françon.
Une version de coté
Le secret de ce spectacle inoubliable est de revenir à une version antérieure du texte publié aux Editions de Minuit, pourtant remaniée par Beckett lui-même. Alain Françon rappelle qu’un pas de côté est possible : « Beckett a modifié le texte jusqu’à la fin. Il a laissé des cahiers de régie et de dessins auxquels je me réfère. Je tiens aussi compte de la correspondance de Beckett. On peut dire que Beckett metteur en scène interroge Beckett auteur. Il fait des changements concrets et sombres, d’une intelligence prodigieuse. »
De cette pépite, le metteur en scène se concentre le destin des deux protagonistes, épaissie leur densité humaine, leur tendresse réciproque, décapant chemin faisant les discalies de l’absurdie latente pour faire briller le génie et chanter l’humour. C’est moins l’inconnu Godot qui est dynamise la pièce que l’attente elle-même, dans ce qu’elle nous révèle des corps en mouvement et de l’instant ici et maintenant.
Les ressorts des géants du muet
Sur fond d’une toile abstraite aux teintes crépusculaires signée Jacques Gabel, sur le carré noir et nue d’une scène dotée de sa pierre et de son indispensable ‘arbuste‘ ou ‘arbrisseau‘ où l’on envisage de se pendre ‘pour bander‘, et , surgissent deux pieds nickelés avec leur chapeau melon. D’emblée, le contraste physique entre André Marcon (Estragon) petit rond peureux et Gilles Privat (Vladimir), grand échalas déguindé avec la braguette ouverte constitue un duo de clowns blancs qui rentre dans la postérité. Les Laurel et Hardy magistralement guidés par Françon donnent une tendresse bien humaine aux « vagabonds célestes ».
Ici chaque mot, chaque dialogue entre « Gogo » et « Didi », tels qu’ils se surnomment familièrement, charrie du sentiment, du doute, bref, le tissu vivant d’une immense tendresse, loin de l’habitude sécheresse en absurdie.
Que faisons-nous ici, voilà ce qu’il faut se demander.
Nous avons la chance de le savoir.
Oui, dans cette immense confusion, une seule chose est claire :
nous attendons que Godot vienne.
L’humanité tendre, principale rupture engagée par Françon
Privilégier le verbe et maintenir un rythme permet aux deux ombres de s’incarner, de croiser d’improbables personnages, de se perdre en conjoncture où en fait, Godot devient le cadet de leur souci . Loin de s’ennuyer, le spectateur savoure chaque réplique, se régale de leur cheminement pas si vide qu’il n’y parait. Ici l’expression corporelle vaut tout autant que les discalies, souvent les contredit. L’intimité des corps beckettiens est un rempart à l’absence d’histoire et de destin.
Ce ne sont pas des corps glorieux que Beckett met en scène, corps éclatants, impassibles, libres des souffrances et des pesanteurs de la vie, mais des corps qui rappellent leur existence et leurs exigences à la conscience qui les habite.
Julie Sermon, Puissance des figures beckettiennes, Paris : CNED, PUF, 2009
L’irruption de Guillaume Lévêque (Pozzo), accompagné au bout de la corde de l’hilarant Éric Berger (Lucky), et ponctuelle du messager Antoine Heuillet, ouvre une mécanique de possibles, certes souvent vite refermés mais autant d’occasions de lever le voile l’avenir, en de redoutables sentences quand elles sont ruminées par des acteurs de la trempe de Gilles Privat et André Marcon prennent un dimension poétique fantastique.
Je suis malheureux. (Estragon)
Sans blague ! Depuis quand ?
J’avais oublié.
J’ai tiré ma roulure de vie au milieu des sables !
Et tu veux que j’y voie des nuances ?
Ne perdons pas notre temps en vains discours. (Un temps. Avec véhémence.) Faisons quelque chose pendant que l’occasion se présente ! Ce n’est pas tous les jours qu’on a besoin de nous. Non pas à vrai dire qu’on ait précisément besoin de nous.
Une identification potentiel
Saluons Françon d’avoir cette exigence toute beckettienne « pas de laisser-aller dans les petites choses » pour illuminer une humanité certes déboussolée, mais non désespérée. Traitée avec respect malgré les désillusions, cette vision à hauteur d’homme qui marche permet – contre toute attente – une identification du spectateur tant les questionnements et l’absence de certitudes tendent un miroir à chacun.
– Tu n’es pas malheureux ?
– Je ne sais pas, monsieur.
– Tu ne sais pas si tu es malheureux ou non ?
– Non monsieur.
– C’est comme moi.
Dans un instant, tout se dissipera, nous serons à nouveau seuls, au milieu des solitudes.
Autant dire qu’il faut aller vivre séance tenante cette leçon de théâtre immersive . L’humanité y gagne un possible.
#Olivier Olgan