Essai : Alain Finkielkraut, L’après littérature (Stock)

Stock, 2021, 220 pages, 19,5 €

Dans son dernier livre, L’après littérature, Alain Finkielkraut dénonce un trouble dans la littérature d’une époque qui trouble l’art de la lecture. L’académicien s’en prend à cette « tendance à la généralisation de la souffrance » car il aime trop la littérature pour ne pas dénoncer tout ce qui la rend inaudible. Il invite à (re)faire confiance aux romans, et les croire sur paroles. Avec la nostalgie de la chevalerie de l’esprit.

Quand Finkielkraut grogne, Alain aime la littérature.

On le connait notre Finky national : il ronchonne. Il dit, avec Crébillon : « j’ai perdu le fil de mon temps ». Alors, il aime à se réfugier, à se retrouver, à retrouver le monde et ses beautés, dans la littérature. Il l’aime. Dans son émission Répliques sur France Culture, il reçoit bien souvent des écrivains – comme Emmanuel Carrère, Alice Ferney. Là, il retrouve le goût des histoires individuelles, qui font littérature. L’art sera toujours, proclame Aharon Appenfeld : « l’individu avec son propre visage et son propre nom » et non un masque de l’époque, porté par un épouvantail doté d’un nom générique. Le singulier ouvre, quand le concept ferme.

La généralisation de la souffrance 

Or, Alain Finkielkraut, dans son dernier livre, L’Après littérature (Stock) dénonce un trouble dans l’époque qui trouble l’art de la lecture. « Trouble dans la littérature » est son sous-titre implicite. Il s’en prend à cette « tendance à la généralisation de la souffrance » qui, nous dit Philip Roth, conduit au communisme, alors que la souffrance singulière, elle, ouvre les portes de la littérature. L’académicien refuse cet esprit du « communisme » ambiant – au sens de cette généralisation de toute approche où Il n’y a plus de cas particulier, d’incertitude, de questions restées en suspens, mais des concepts incarnés, des réponses assénées, des évidences qui s’imposent à tous et empêchent de penser la complexité. Il s’en prend à cet esprit d’éternelle jeunesse qui aime à opposer le bien et le mal, les « gentils » et les « salauds » comme si la modernité tardive retombait en enfance à défaut d’accepter sa défaite. Modernité qui fait de Greta la gamine une sainte qui traite les vieux de voleurs de rêves et d’enfance, et les menace d’un « How dare you ! »

Une critique tous azimuts de l’époque 

On pourrait croire que le titre L’après-littérature porterait sur la littérature et les livres aimés, un peu comme il le fit, il y a plus dix ans, dans Un cœur intelligent (Stock / Flammarion, 2009) où il croquait une galerie d’auteurs et de livre lus lentement, les uns à la suite des autres, sans se référer à l’époque. Aujourd’hui, dans cet opus, on retrouve pour partie les auteurs qu’il aime, les romans qu’il apprécie – romans avant tout de M. Kundera, de P Roth. On retrouve aussi, une critique tous azimuts de l’époque : le néo-féminisme, les éoliennes, les woke, les rappeurs, le langage inclusif, le supposé « patriarcat » toujours actif aujourd’hui, et les différentes crispations des rapports entre les femmes et les hommes – comme si les premières étaient toutes des « victimes » et les seconds tous des « prédateurs ».

Si tout est politique, la littérature n’a plus sa place.

Une fois l’étonnement passé, au bout du livre, on comprend mieux son projet. Alain Finkielkraut aime trop la littérature, pour ne pas dénoncer tout ce qui la rend inaudible. Pour entendre les battements d’un cœur singulier, ne faut-il pas cesser de tout généraliser, toujours et encore, au nom des « bon combats » à mener contre des ennemis pour partie imaginaires ! Pour lire, et se laisser surprendre par un personnage, et entrer en résonnance avec une émotion mise en mots, et comprendre qu’elle était déjà là, encore faut-il suspendre ses jugements d’époque. Les suspendre, et faire confiance aux romans, et les croire sur paroles. Cela est devenu impossible.
Maintenant, nous dit-il « on ne lit plus, on réprimande et on rectifie ». Si tout est politique, la littérature n’a plus sa place. Si on ose, comme on ose le faire sans vergogne, changer l’histoire de Carmen (et faire que Carmen tue Don José et non l’inverse), ajouter une grande apologie des migrants dans Didon et Enée de Purcell, si les metteurs en scène ne voient pas plus loin que le bout de leurs nez (pour ne pas dire de leurs genre), et mettent Mozart à leurs services, alors l’art de la lecture se perd, l’art se perd.

Comment tout attendre sans rien juger ?

Quand la littérature devient truffée de « préjugés » de « discriminations », « d’homophobie » ? Quand l’époque devient morale, la littérature est enrôlée au service des causes morales à défendre sans nuances. « Si on n’écrit pas contre le racisme, ça ne sert à rien d’écrire » dit avec suffisance Edouard Louis – ou plutôt dit Edouard Louis, le soldat d’une époque suffisante. Alain Finkielkraut, dénonce, le « nouvel ordre moral » qui « s’est abattu sur la vie de l’esprit ». L’air de l’époque est irrespirable. On suffoque. L’air est irrespirable. Il est même impossible d’ouvrir les fenêtres romanesques de la littérature.
Et que voit-on apparaitre, ici ou là (et dernièrement au Canada), en attendant de les voir un peu partout ? De nouveaux autodafés des livres « indignes » qui « blessent » les consciences offensées des « éveillés » devenus censeurs qui ne lisent plus avec bienveillance mais avec une paire de ciseaux.

Le Don Quichotte de notre étrange époque

Alors, dans ces conditions, on comprend mieux les grognements de notre Immortel du Quai Conti. Sans goût pour la poésie, le monde devient terne. Or, les poètes sont relégués dans les caves. Sans amour des histoires particulières, l’amour désintéressé est interdit. Or, les romanciers qui ont la grande ambition du singulier sont rares. Sans émerveillement pour les paysages, les montagnes sont justes bonnes à voir pousser sur elles des affreuses éoliennes. Les écologistes massacrent les paysages pour mieux sauver la planète. Comprendra qui pourra ! Alors, Alain Finkielkraut est bien le Don Quichotte de notre étrange époque -époque qui s’adore et adore détester ce qui lui résiste encore. Il lit des livres, rêve aux étoiles, a la nostalgie de la chevalerie de l’esprit, et s’attaque aux moulins à paroles des bêtises hystériques de l’époque.

@DamienLeGuay