Essai Tempête dans le bocal. La nouvelle civilisation du poisson rouge, de Bruno Patino, Grasset
« Nous tournons dans le bocal de nos écrans. » Deux ans après ‘La Civilisation du poisson rouge. Petit traité de l’économie de l’attention’, où Bruno Patino alertait sur l’emprise sur nos vies des écrans en général et du mobile en particulier, via des algorithmes addictifs. Le président d’Arte dans son nouvel essai, Tempête dans un bocal, constate cliniquement une double accélération, boostée par la pandémie, celui de « l’écran total » brouillant les frontières entre privé et public, réel et virtuel, celle de la « plateformisation » du monde. Il pointe les risques tangibles de « dé-civilisation » dans une interview sans langue de bois.
Alors que votre livre décortique de façon clinique et magistrale le « choc anthropologique » que constitue notre addiction aux écrans, et la « société de la fatigue » qu’elle engendre, vous n’êtes pas convaincu que seule la discipline individuelle suffise à la circonscrire (même si des outils existent comme l’affichage du temps d’écran), quelles autres pistes pédagogiques prônez-vous ?
Bruno Patino. La discipline individuelle est nécessaire, et je parle d’ailleurs des séminaires de déconnexion, parfois pour m’en moquer, tout comme je mentionne les questionnaires et actions à prendre en famille. Mais se limiter à elle, c’est passer à côté de ce qui provoque notre addiction aux écrans. Elle ne vient pas seulement du recours à la connexion pour gérer de multiples aspects de notre vie. Elle est aussi le résultat des instruments déployés par les grandes plateformes, et avant tout les réseaux sociaux, pour capturer le plus de temps possible de notre attention. Face à ce « vol », effectué par l’alliance de la technologie et du modèle économique de publicité ciblée grâce à nos données, il faut, en ce qui nous concerne, d’abord comprendre comment ça marche (et l’expliquer). Ensuite, dans le cercle le plus proche, définir ensemble des règles de connexion maîtrisée. Enfin, collectivement, définir des espaces et des lieux où la connexion n’est pas de mise (ce que j’appelle limiter le domaine du calcul). Et pour la sphère collective et politique, sans laquelle rien ne sera possible, maîtriser les monstres par la responsabilité algorithmique, les pousser à insérer des freins à leur machine, et construire des solutions différentes qui n’obéissent pas à la même logique.
Dans la maîtrise de nos vies numériques que vous appelez de vos vœux, le retour à l’imprimé peut-elle constituer une piste ?
Le cœur de la démarche n’est pas vraiment la frontière entre l’écran, qui serait intrinsèquement mauvais, et de l’autre, les supports matériels, qui seraient naturellement bon. Ce qui se joue pour chacun d’entre nous est la maîtrise du temps. Certains supports sont par nature plus « lents » que d’autres, et permettent à nos imaginaires ou à notre réflexion de se déployer. L’imprimé, bien-sûr, est par nature ce genre de support, puisqu’il est fixé. C’est bien une piste. Une autre, plus difficile, mais auquel il faudra bien arriver, consiste à ralentir les écrans….
Face au risque d’une campagne électorale sous pandémie, pensez-vous que la « propagande électorale » doit devenir numérique, ou au contraire, doit-elle continuer à arriver dans les boîtes aux lettres des citoyens ?
Bien sûr qu’il faut encore envoyer les documents électoraux dans les boites aux lettres, pour que l’on puisse les consulter, y revenir, les annoter. Mais, en ce qui concerne la campagne sur les réseaux, il n’y a pas, de mon point de vue, de déterminisme technologique. Je suis même plutôt technophile ! Ce qui déstabilise une campagne, ce sont les effets des algorithmes des réseaux, qui, pour maximiser le chiffre d’affaires publicitaires, accélèrent et amplifient les messages les plus « pulsionnels », émotionnels, et donc souvent outrancier, qui aboutissent non pas au débat entre idées, mais au combat entre personnes. Les réseaux vont devoir faire échapper la campagne à cette logique, ne saurait ce qu’en ne permettant pas les posts politiques publicitaires, et en étant vigilants. Le feront -ils ? Se joue là un moment décisif quant à la confiance que l’on peut leur accorder.
D’une façon plus large, quelles sont vos propositions au renforcement de notre vie civique à l’ère numérique, notamment pour endiguer cette polarisation dopée à cette ‘démocratie’ que vous fustigez ?
J’essaie de distinguer deux aspects. Le premier, c’est le nombre de messages de désinformation ou de haine présents sur les réseaux. On voit que, finalement, ils ne constituent qu’une petite minorité de ce qui est présent, et le « ménage » est en train de se faire (fermetures des faux comptes, tentatives, il est vrai limitées, de modération des messages de haine). Le second, le plus important pour moi, est notre exposition à ces messages. Là réside un des problèmes majeurs. Pour les raisons citées plus haut, ils ont souvent une viralité et un écho supérieurs aux autres messages, car l’algorithmes les accélère, non pour des raisons idéologiques, mais pour des raisons économiques. Songez que 12 personnes, aux Etats Unis, sont à l’origine de 65% des 820.000 messages de désinformation concernant le vaccin ! Il est donc nécessaire de pouvoir non seulement étudier les effets des algorithmes (sur notre vie collective et notre vie individuelle), mais aussi d’obtenir les corrections nécessaires en cas d’effet nocif. C’est ce que l’on appelle la responsabilité algorithmique, que j’essaie d’expliquer et que je soutiens.
La dimension environnementale du numérique est peu envisagée dans votre livre, mais son expansion – notamment les projets de metavers et de généralisation des bitcoins- ne viendra-t-elle pas aussi d’une nécessaire sobriété numérique ?
La question environnementale est la prochaine grande question à laquelle va être confronté le développement numérique. Avec, comme toujours, l’alternative entre la sobriété, que nous ne voyons pas arriver (le metavers est le passage d’un internet individuel en deux dimensions à un internet collectif en trois dimensions, c’est un projet qui va consommer une énergie folle), et « l’environnementalisation » de l’énergie utilisée par le numérique (des fermes de serveurs, en particulier).
Vous êtes président d’une Chaine et d’un site internet d’une grande attractivité, comment Arte participe à de « maîtrise des écrans » ?
Et bien, justement, en essayer de participer à la décélération de notre espace médiatique, et donc de notre espace public, en ayant recours aux récits, documentaires, fiction, cinéma. Ensuite, en informant sur les risques de dépendance (voir par exemple notre programme Dopamine, sur les réseaux, ou les différents documentaires qui mentionnent les risques liés au déploiement numérique de l’économie de l’attention). Enfin, sur notre plateforme, en n’ayant pas recours aux algorithmes qui utilisent les données identitaire et comportementales pour piéger notre attention.
Propos recueillis le 17 janvier 2022 par Olivier Olgan Le Guay