Culture
Des fictions à la chaîne, ou le triomphe de la culture sérielle, de Matthieu Letourneux (Seuil)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 23 janvier 2018 à 16 h 03 min – Mis à jour le 13 août 2018 à 17 h 51 min
Si la série a gagné ses lettres de noblesse culturelle, Matthieu Letourneux démontre dans son livre ‘Fictions à la chaîne’ (Seuil) que la dynamique sérielle est au cœur de notre culture populaire depuis le milieu du XIXe siècle. La conjonction des pratiques éditoriales et médiatiques a forgé les ressorts de l’imaginaire fictionnel contemporain qui depuis ne cesse d’être nourri par les industries culturelles. Son récit constitue une passionnante archéologie des piliers de la culture de masse.
Une passionnante histoire de la ‘poétique de la sérialité’
Des Mystères de Paris s à Game of Thrones, des Comics à Star Wars, tous ceux que la reconnaissance culturelle de la série (roman-feuilleton, télévisuelle, cinématographique) et du jeu vidéo a libéré de sourdes culpabilités trouveront une réassurance supplémentaire dans Fictions à la chaîne, la passionnante histoire de la ‘poétique de la sérialité’.
« Depuis le XIXe siècle, la sérialité est devenue essentielle, insiste son auteur Matthieu Letourneux, parce que ce principe n’est rien d’autre que la reformulation esthétique de deux phénomènes au cœur de notre société : la montée en puissance d’une culture médiatique, liée à des conventions produisant un imaginaire collectif, et celle de la culture marchande et de consommation, qui suppose de produire des biens fabriqués en série. » En d’autres termes, l’auteur renverse le paradigme, ce n’est pas l’œuvre reproduite qui constitue l’exception de notre imaginaire culturel, mais l’œuvre unique, souvent auréolée de surcroît d’un excès de mystères voire de malédiction.
Un véritable pacte de lecture sérielle
En déplaçant le centre de gravité (au sens ‘haute culture’ du terme) du triangle formé par l’auteur/le texte/le lecteur au profit d’une dynamique quasi-perpétuelle d’une relation médiatisée production/édition/réception, capable de nourrir un imaginaire plastique en constante déclinaison (feuilleton, produits dérivés et déclinés), ce sont les fondements de la culture populaire qui finissent par être ainsi dégagés. Si la multiplication de produits ‘dérivés’ pour asseoir la diffusion d’une œuvre n’est pas nouvelle : depuis l’essor de la gravure qui rendit célèbres les grands maîtres de la Renaissance (Dürer, Cranach,…) aux assiettes dessinées des profils des encyclopédistes au Siècle des Lumières, l’industrialisation des process au XIXe n’a fait qu’en accroître la diffusion. Et la postérité des héros, fragilisant les frontières entre histoire, fiction, mythe dans nos imaginaires.
Jadis réservées à une élite, les œuvres ou héros rencontrent aussi un public de plus en plus large, celui-ci finissant par les identifier par capillarité ou à travers leurs avatars ! Connait-il Les Misérables, Les Trois Mousquetaires, Robinson Crusoé par le livre ou par leurs adaptations radiophoniques, cinématographiques, télévisuelles, dessinées, musicales, …? Faut-il s’en offusquer ? Les industries culturelles et médiatiques en s’accaparant chaque nouvelle technologie ne font qu’exacerber le processus : « La sérialité est avant tout une affaire de mise en relation. confirme Letourneux. Elle n’existe donc qu’à partir d’une expérience située dans l’espace culturel. »
Une archéologie de nos imaginaires aussi érudite que pluridisciplinaire
Pour mieux embrasser les ressorts de cette circulation créative entre les médias, les formats, les genres et les usages, Matthieu Letourneux professeur d’université, n’hésite pas à jongler avec les concepts critiques les plus pointus (transtextualités, architexte, …). Il démonte ainsi la plasticité des productions culturelles entre elles : « Tous ces produits ont pour trait commun de s’inscrire dans un ensemble plus large auquel ils renvoient et qui contribuent à faire leur attrait. » Dés lors, les pratiques sérielles participent à l’accélération d’une culture dominante médiatisée et industrialisée, avalant implacablement toutes les contre-cultures qui tentent d’en changer le cours.
Hybridation et acculturation au cœur de la série
Deux exemples parmi les centaines de références évoquées illustrent l’élargissement de la fonction d’éditeur : inscrire un nouvel auteur dans la Série Noire enrichit à la fois le genre et le mesure à l’aune de l’ensemble de la production de la collection pour la conforter ou, au contraire, la faire évoluer et ce faisant lui donner de nouvelles perspectives…. Le studio pose d’emblée un travail en série – les pères fondateurs d’Hollywood l’ont compris dès l’origine – : une star se construit tout autant par sa filmographie que par le mythe qui l’entoure, un imaginaire (les financiers parlent de franchise). Comme Tarzan ou Star Wars se renforcent tout autant par une suite de films, que par ses adaptations transmédiatiques (novelisation, BD, animation, parc d’attraction,…) qui le renforcent et le valorisent au point de constituer une marque modélisable à l’infini… jusqu’au rejet du public. Les conventions à retrouver quelque chose de familier qui en ressortent, insiste l’auteur, comptent pour une large partie dans le plaisir du public, ce ‘ni tout à fait un autre, ni tout à fait le même’ si cher au poète de la modernité.
De nombreux stéréotypes bousculés
Au fil de cette archéologie stimulante, l’auteur relativise l’opposition culture populaire et haute culture, replace le statut de l’auteur,… pour mieux mettre en évidence la fonction centrale du lecteur « qui doit jouer le jeu et surtout accepter de le faire« , en acceptant par exemple les personnages récurrents, dans « des imaginaires plastiques susceptibles d’être transposés dans tous les médias y compris non narratifs » notamment publicitaires.
Participer à une œuvre sérielle, c’est accepter in fine de produire du récit. Avec l’inéluctable déclin du récit individuel au profit de « personnage-encyclopédies » dans des fictions définies d’abord en termes ludiques. Revers de la médaille, la culture médiatique porte aussi en elle « une dynamique de stéréotypie qui affecte aussi bien la forme de l’objet commercialisé que le texte ». Mais c’est à ce prix plaide l’auteur qu’émerge « une culture commune partagée » qui traverse et relie les générations et les continents.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que les tenants d’une ‘haute culture’ restent en résistance alors même que leur combat pour la supériorité de l’œuvre unique est perdu depuis les années 60.
Référence biblographique
Fictions à la chaîne , Matthieu Letourneux, 560 p. Seuil, 2017. 30€
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