Eugène Leroy, Peindre - A contre jour (MAM Paris – MUBa Tourcoing)
- Jusqu’ au 28 août 22, Peindre, Musée d’Art Moderne de Paris
- Jusqu’au 2 octobre 22, A contre jour, MUba Eugène Leroy de Tourcoing
- Catalogue Paris Musées, 65 €.
- Eugène Leroy, Toucher la peinture comme la peinture vous touche. Écrits et entretiens 1970–1998, L’Atelier Contemporain, 208 p. 20€.
Longtemps confidentielle, par le combat anachronique sans cesse réitéré de la matière picturale et de la représentation, l’œuvre d’Eugène Leroy (1910-2000) fait enfin l’objet d’une reconnaissance nationale avec une exposition au MAM de Paris (jusqu’au 28 aout) et au MUBa Eugène Leroy Tourcoing (jusqu’au 2 octobre) qui a pris son nom pour révéler une captivante intensité qu’il traduit aussi bien dans l’empâtement de ses toiles que la subtilité de ses écrits.
Un défi de perception rétinien
« Tout ce que j’ai essayé en peinture c’est d’arriver à cela, à une espèce d’absence presque, pour que la peinture soit totalement elle-même (…) Je suis né en 1910 à Tourcoing ; orphelin de père l’année suivante. Toute ma jeunesse s’est passée près des bords de l’Escaut : collège à Roubaix. Mais vacances en partie à Roulers et Ghistel, et dès que vers quinze ans j’ai connu l’ami Paul, ce fut tous les chemins de pierres bleues d’Evregnies à Esquelmes, de Leers à Molembaix. » en quelques mots pudiques, comme le sera sa peinture, Eugène Leroy, dans le recueil Écrits et entretiens 1970–1998, Toucher la peinture comme la peinture vous touche (L’atelier contemporain) résume son enfance. Comme souvent les grands peintres, le maître de Wasquehal, où il avait son atelier, insatiable lecteur et voyageur, est aussi un grand écrivain. L’érudit qui a longtemps mené de front son activité de peintre et une carrière d’enseignant de latin et de grec jusqu’en 1958 double son corps à corps avec la matière, d’un rapport pénétrant avec les mots.
Héritier et A contre temps
Sa peinture est à la fois l’héritière des grands maîtres classiques, notamment les Flamands (Jordaens, Hugo van der Goes), Rembrandt et Le Greco, mais aussi les Vénitiens dont il ne cesse de reproduire les images, et comme l’écrit Bernard Marcadé, « la contribution de l’œuvre d’Eugène Leroy à l’art du XXe siècle est décisif, parce qu’elle porte témoignage d’un combat sans cesse réitéré de la peinture et de l’image ». Celui qui n’aimait pas du tout qu’on le qualifie d’’homme du Nord’ ne manquait pas de lui répondre en 1994 : « Maintenant j’emploie souvent l’expression corps et âme, hors de son contenu religieux, bien entendu. Je lui donne un sens fort, comme chez Villon. Quand il est au fond de sa fosse, sur le point de passer à la « chaise électrique » (il se dit qu’il va passer sa licence, et au lieu de passer sa licence, il fait son testament !), le Dieu qu’il invoque, c’est un vrai Dieu, mais il a aussi sa bite et ses couilles, même s’il ne s’en sert plus… Voilà ce que signifie pour moi corps et âme. La peinture a besoin d’une image, pour ne pas s’égarer dans n’importe quoi… »
Une bataille pour faire coexister le sujet et la peinture
Tout en ajoutant à Jean Daive en 1998 : « Combattre avec l’ange comme Monsieur Delacroix, l’ange est un nigaud dans l’affaire, mais je peins avec mes yeux, corps et âme. »
« Depuis Cézanne, qu’est-ce qu’il y a de gagné ? » L’interpellation en guise de défi condense bien le défi jeté comme un gant à la peinture de son temps. Ce qui frappe tout visiteur au contact d’un tableau d’Eugène Leroy, c’est sa matière, un empâtement prodigieux, qui la rend profondément émouvante au mystère de la nature, des visages et des corps, au-delà de toute pudeur ou impudeur. Ses autoportraits, toujours le laboratoire du peintre, sont ici emblématiques de cette quête de celui qui ne fut d’aucun groupe, d’aucune chapelle, pour creuser son sillon en creux de sa matière. Même s’il aime brouiller les lectures trop simples : « J’en ai toujours fait – mais ce ne sont pas des autoportraits. C’est des têtes. L’autoportrait ne m’intéresse pas. »
Ce qui fait dire à certains qu’il est « un paysan rimbaldien, sa peinture est de labour et d’ailleurs, de joie et de travail acharné ». Ses sujets ? au-delà des hommages aux peintres classiques, le paysage, la nature, l’arbre, l’enfant, le ciel, et surtout la femme, à en perdre la raison, à observer sans limite – les mouvements de modèles Valentine, puis Marina.
« Au-delà de son empâtement – mais aussi grâce à lui –, poursuit Julia Garimorth, commissaire de Peindre, du MAM, cette peinture crée un nouveau langage pictural qui s’ancre profondément dans le réel, sans se soucier de sa lisibilité.» Pour préciser plus loin que la « disparition progressive d’une image reconnaissable devient une façon de la rendre encore plus présente »
A force de lumière
La lumière du Nord à force – et le mot n’a rien du hasard de constante recherche pictural est subtilement captée par Leroy : « Lumière envahissante, gourmande qui rend visible dans ses mirages d’eau et de fenêtres ce qu’il faut rendre visible. C’est une mère féconde et dominatrice. Lentement avec le temps, ai-je changé, vaincu, suis-je un homme ? Elle me laisse rêver davantage et puis elle est autour et au cœur des autres. Alors je suis dur, exigeant, ce n’est pas elle la plus forte, mais cet amour fou qui doit tout sauver et elle-même. Oui, le remède est dans l’action. Il s’agit d’être libre. »
Pourquoi cette obsession du contre-jour ? « parce que c’est le moyen d’échapper au monde volumétrique des peintres académiques et au côté matraquant de l’image traditionnelle. ». « Ces dernières années (depuis 1958), confie-t-il en 1985, j’ai entrepris de grandes toiles que je ne titre qu’à la fin, comme quand on déblaie une anecdote pour atteindre le mot essentiel. Même à présent, je me retrouve avec un grand tableau difficile, de format carré. Je voudrais pouvoir y mettre : Simple peinture ou Adieu carré. »
Atteindre l’âme par des chaosmos, archaïques et savants et le feu de l’énergie, telle est l’ambition d’ Eugène Leroy, si difficile à classer et refusant de « trancher » ou de suivre quiconque dans l’utopique décision entre figurative et abstraite. « La peinture de Leroy offre le curieux paradoxe d’être à la fois très physique, lourde, et, dès que le regard commence à s’y faire, légère, mentale, comme un souffle d’air », observe dans le somptueux catalogue à la curieuse typographie en capitale, Fabrice Hergott, directeur du Musée d’art moderne de Paris. Confirmant l’exigence de patience qu’appelle son œuvre – ce qui explique sa longue confidentialité – alors que tous les géants du XXe siècle « reconnaissent » son travail. : « Je trouvais là des images brunes, écrit Georg Baselitz, comme champ, comme pierre, comme bois, comme mousse, comme senteur. Une simple composition hollandaise avec une accumulation inouïe de couleurs. Un amas de tôles provenant du pigeonnier qui éclairait ma tête. »
Enfin reconnu à sa juste valeur dans l’art du XXe, le MUBa Eugene Leroy le replace dans le paysage artistique du 20e siècle, et interroge sa contemporanéité face à des créations d’aujourd’hui, offrant ainsi un « contre-jour » aux Saisons, série emblématique du peintre.
“J’emploie le mot toucher par rapport aux notions de dedans et de dehors. (…) Je voudrais toucher la peinture comme la peinture vous touche. La toucher, je le dis comme on aime une femme.” Leroy nous interpelle à son tour pour trouver dans la matière d’un sujet, au fond, les jouissances et émotions qu’il intègre à la pâte..