Exposition : Hyacinthe Rigaud ou le portrait soleil (Château de Versailles)
Catalogue, sous la direction d’Ariane James-Sarazin, co-édition Faton, 440 p., 49 €.
Catalogue raisonnée, Ariane James-Sarazin (1408 pag. 2016 chez Faton)
Pauvre Hyacinthe Rigaud ! Déjà éclipsé par son portrait de Portrait de Louis XIV en costume royal (merci Lagarde et Michard), ce qui devait être une revanche triomphale sur une injustice de l’histoire a été étouffée par la COVID. Plus qu’une semaine pour découvrir cette tentative réhabilitation justifiée dans son jus originel à Versailles, soutenue par une somptueuse scénographie de l’architecte Pier Luigi Pizzi. Reste pour l’Histoire, un catalogue-somme, quintessence d’un travail à haute teneur scientifique et artistique.
Hyacinthe Rigaud, l’ascension à la force des pinceaux
Sa vie est un roman. Malgré les canons de l’écriture scientifique un peu froide, elle sourd du du catalogue. Le parcours chronologique de l’exposition confirme autant l’ascension et la réussite sociale irrésistibles d’un natif de Perpignan (1659-1743) à la force des pinceaux, qu’un travail acharné qui lui fait acquérir une technique et un regard acérés qui l’impose au-dessus de ses concurrents aussi bien dans les cours d’Europe qu’à Paris, « capital de 1000 pinceaux concurrents », titre d’une des salles du parcours.
Malgré un décor un peu trop riche – certes il fallait s’inscrire dans le décorum du Château de Versailles, nous sommes dans les lieux mêmes où Rigaud s’est imposée, mais en rajouter dans le stuc et le velours à ce point ? – cette exposition reste doublement passionnante tant du point de vue éditoriale que dans la fabrique.
Le récit d’une époque
« Un œuvre qui ne se laisse pourtant pas enfermer dans un siècle, comme nous l’avons dit, puisqu’il s’étend pour un tiers sur le XVIIe siècle et deux tiers sur le XVIIIe siècle, ni dans une formule unique, pointe Ariane James-Sarazin la commissaire scientifique et auteure du catalogue raisonné. Tous les prétextes sont bons. « Portraits de Cour, portraits intimes, portraits en négligé, d’amateurs et d’artistes, portraits d’époux en pendants, portraits familiaux, portraits rétrospectifs où l’absent s’insinue aux côtés des vivants, portraits historiés, portraits sur un mode allégorique ou mythologique, figures de fantaisie, parfois à la frontière de la scène de genre ou de la pastorale, peintures d’histoire, dessus-de-porte, etc.) et qui frappe par ses multiples inflexions. »
D’autant que pour libérer le visiteur, le parcours a le bon gout de ne mettre le tableau iconique du Roi que dans l’ultime fin (en confrontant les deux versions originales) sans toutefois en lever tous les mystères.
Clés sur l’iconique portrait de Louis XIV (1701)
« L’artiste et son royal commanditaire ont-ils choisi d’en finir non seulement avec la mythologie mais avec le classicisme pour lequel la reprise des Anciens était de mise. Argumente finement Myriam Tsikounas dans son article De la gloire à l’émotion, Louis XIV en costume de sacre par Hyacinthe Rigaud (Sociétés & Représentations 2008/2 (n° 26). En 1701, Louis XIV n’est certes plus Apollon et sa cour ne s’apparente plus au Cosmos. Mais l’Histoire moderne commence avec lui, au moment de son sacre, et se prolonge dans sa descendance, via son deuxième petit-fils.
Cependant Rigaud sait que pour rompre avec ce qui précède, il faut créer ses propres symboles, à mettre en opposition. Aussi va-t-il concevoir une nouvelle mise en scène, basée non plus sur la gloire mais sur l’émotion, en jouant sur l’hybride et la dualité. Comme le constate Peter Burke, le peintre n’a pas signé une œuvre conventionnelle ; il a su mêler jeunesse et vieillesse, « réaliser un certain équilibre entre solennité et décontraction » ; il est aussi parvenu à confondre la guerre et la paix. Il a, en effet, remis la même tête (âgée) et le même corps (juvénile) de Louis, dans la même pose, mais a changé la vêture et le décor. Le Roi en armure (1694) est devenu successivement Le Roi chez lui (1700) et Louis XIV en costume de sacre (1701). Et par une simple logique de conditionnement par le contexte, l’expression et la gestuelle, pourtant rigoureusement identiques, paraissent différer. Non seulement l’artiste réconcilie les contraires, mais il réussit à faire reconnaître le roi sous le travestissement, à « brouiller la limite qui sépare l’expression du déguisement. »
Derrière le bon plaisir du Roi, la force du détail
De l’intense production – sur plus des 1500 œuvres attribuées – plus de 140 inscrits au catalogue constitue une foule de figures connus ou méconnus du théâtre de cour. Le génie de Rigaud ne tient pas dans l’efficacité de son atelier qui tient le rythme d’une demande fébrile de toute une cour, qui souhaite s’inscrire dans les pas et l’aura du Roi. On compte hors les variantes pas moins de 56 copies de l’icône de l’absolutisme issues de l’atelier du maître !
Le génie réside aussi comme le décrit joliment Laurent Salomé, commissaire général et directeur du Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon « dans l’attention égale portée au spirituel et au matériel, au regard et à l’étoffe, à la noblesse du geste comme à la fleur d’oranger et au reflet de la cuirasse.» Pour chacun de ses portraits si prisé par toutes les cors européennes, « Il joue, précise Ariane James-Sarazin à l’envi avec ses entours (fonction et rang de la personne représentée ; meubles, gamme colorée et textiles de la pièce où il est appendu ; visiteurs et proches situés hors champ avec lesquels le modèle peint interagit, etc.).»
Percer le processus de création
Autre angle pertinent du parcours, la volonté de plonger dans le travail de création et de rendre toute l’humanité de ce peintre de cour. La première salle dédiée à ses autoportraits de factures et de poses étonnement libres contribue à gommer les fastes et les règles attachés au genre pour exposer le rayonnement d’un homme sûr de son talent et de sa gloire. « La multiplication des autoportraits, à la manière de Rembrandt qu’il admirait tant, est un autre signe de cette dimension psychologique de l’œuvre » éclaire Laurent Salomé.
Derrière la multitude et variations des portraits figés par l’étiquette du genre, se dégage pourtant une vitalité qui tient à la qualité de ses visages croqués sur de petites toiles indépendantes avant d’être incrustés dans de plus grands formats. « En adaptant ses moyens plastiques et son style à l’identité de son modèle et à l’usage, domestique ou public, de son portrait, Rigaud semble en effet faire sienne la théorie des modes chère à Nicolas Poussin (1594-1665), qui fait du peintre l’équivalent de l’historien et du poète. insiste Ariane James-Sarazin pour réhabiliter toute la maitrise de Rigaud. Il s’adjoint toutes les disciplines à travers leurs procédés plastiques (c’est le cas notamment pour la sculpture dont Rigaud reprend, surtout en fin de carrière, les effets, travaillant au pinceau comme on le ferait au ciseau les reliefs et les anfractuosités de ses drapés qui dissimulent le buste, des épaules à la taille, tel un piédouche), leurs motifs (on pense aux arts décoratifs, aux évolutions desquels il est particulièrement sensible dans ses accessoires : acanthe, coquille, tête de satyre, aile de chauve-souris, ornements « bizarres »…) ou leurs techniques (pour les cadres dorés qu’il choisit avec soin avant de livrer ses toiles).
Autant dire qu’il faut se précipiter à Versailles pour rendre enfin justice à ce Rigaud loin des stéréotypes de l’art du grand Siècle.