Exposition Quand je n'aurai plus de feuille, j'écrirai sur le blanc de l'œil [Villa du Parc, Annemasse]
ouvert du mardi au dimanche de 14h à 18h30 et sur rendez-vous
Quand je n’aurai plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’œil, avec ce magnifique titre, l’exposition collective de Villa du Parc jusqu’au 7 mai crée un écho fertile par la puissance poétique de trois artistes marocains Sara Ouhaddou, M’Barek Bouhchichi et Abdessamad El Montassir. Les œuvres rapprochées par la commissaire Gabrielle Camuset recourent à des pratiques artisanales ou ancestrales pour refuser l’oubli de l’histoire et interroger poétiquement les traces de mémoire et le champs d’un patrimoine immatériel qui doit rester mouvant.
Gratter la surface de l’ornement ou du monument

Façade nord de la Villa du Parc, centre d’art contemporain d’intérêt national avec l’œuvre murale de Renée Levi, Aimée, 2021. Photo OOlgan
Ancrées dans une terre âpre, bousculant une histoire par l’intégration d’archives manquantes, de traces fugitives ou d’une oralité écartée, les pratiques des trois artistes marocains, réunies par la commissaire Gabrielle Camuset – en partenariat avec Le Cube de Rabat – interrogent ce qui constitue le fondement et le champ d’un ‘patrimoine immatériel’ d’un territoire, d’un pays ou d’une communauté.
Si les contextes géographiques et temporelles, ou les médiums utilisés – le film pour Abdessamad El Montassir, la broderie ou la sérigraphie pour Sara Ouhaddou, la terre cuite pour M’Barek Bouhchichi – les distinguent, la volonté de puiser et de restituer des savoirs, des expressions ou des techniques ancestrales les rapprochent pour emporter le visiteur dans les « interstices » d’une histoire en train de s’effacer ou d’être réécrite.
Des générateurs d’histoires pour décentrer de la vision

M’Barek Bouhchichi, Cimetière, 2022 (détail) [Villa du Parc, 2022] Photo OOLgan
Pour « décoloniser les esprits et les corps » comme l’écrit Marc Pottier au sujet de M’Barek Bouhchichi pour Singulars, il ne s’agit pas seulement de rompre avec les imaginaires installés, mais de libérer des récits, parfois enfouis – l’existence d’une ségrégation des noirs au Maroc –, oubliés – la connaissance des formes de vie dans le désert, sinon réactualisés – les signes brodés inspirés de cosmogonies – pour mieux nous alerter de réalités et trajectoires alternatives.
Le désert comme une cartographie de vies invisibles

Abdessamad El Montassir, Al Amakine, 2016 – 2020 ADAGP Abdessamad El Montassir [Villa du Parc, 2022]
Résister au vide
Ce qui semble sans mémoire, dépouillé d’histoires, reste pourtant dans les yeux et les pensées suspendues des hérauts – gardiens anonymes d’un espace oublié – de Gald’Echaouf du film signé aussi d’Abdessamad El Montassir (1989).

Abdessamad El Montassir, Al Amakine, 2016 – 2020 ADAGP Abdessamad El Montassir [Villa du Parc, 2022]
Loin de tout et vivants dans une extrême frugalité, ils sont marqués par des traumatismes qui affectent leur existence depuis des décennies. Mais ils sont aussi riches d’un savoir unique, cette poésie des choses et du vivant transmises oralement par les anciens dans le Sahara au sud du Maroc. Sont-ils les derniers à capter toutes les dimensions vivantes du désert ? Face à la beauté des paysages, sans entrave, le spectateur ne peut qu’être ébloui par la force de l’œuvre de Abdessamad El Montassir (né en 1989) mais aussi par sa portée : humains à la parole confisquée et plantes deviennent ce que l’auteur désignent comme « les témoins muets des événements qui y prennent place. En tant qu’organismes vivants ayant développé différents facteurs de résistance vis-à-vis de stress et traumatismes vécus, la charge symbolique dont elles sont porteuses me paraît pertinente. » Face cette immatérialité de l’histoire, l’artiste sans archive que le vivant, avec la liberté de l’hypothèse et du découpage au sens propre et figuré, proposer une puissante métaphore de l’effacement d’un rapport à la nature pourtant vital qui nous échappe.
Pour aller plus loin : la remarquable analyse de Gabrielle Camuset et Alice Orefice, « Al Amakine, une cartographie des vies invisibles, Abdessamad El Montassir » antiAtlas des frontières, 2018
M’Barek Bouhchichi veut dévoiler l’histoire

M’Barek Bouhchichi, Cimetière, 2022 [Villa du Parc, 2022] Photo OOLgan
Cette métaphore s’insurge de l’incroyable ségrégation persistante des Marocains noirs, cette communauté toujours méprisée, jusque dans la mort avec les cimetières séparés. « Cette question noire est autobiographique. Elle me permet de libérer une parole et de se mettre à l’exercice de dévoilement, de recherche, seul et avec les autres » insiste Bouhchichi auprès de Marc Pottier qui ajoute « son œuvre refuse le stéréotype traditionnellement associé aux noirs dans le sud marocain et révèle ainsi symboliquement les hiérarchies imposées dans le monde du travail ».

M’Barek Bouhchichi, Les Mains Noires, 2015 (détail) [Villa du Parc, 2022] Photo OOlgan
« Agencer, reproduire, restaurer et finir par montrer le côté invisible d’un objet » La même ambition confiée à Marc Pottier éclaire l’ajustement de quatre Muqarnas (2022), éléments architecturaux en forme de nid d’abeille, traditionnels dans de nombreuses réalisations islamiques. Leur déclinaisons en divers matériaux montrent la sophistication de leur production – faisant appel à des artisans de haut vol – le parallèle entre architecture et corps renforce la reproduction de la dichotomie raciale.
Sur une table, une passionnante série de croquis au crayon des techniques choisies et empreintes de mains serrées dans la glaise ou l’argile montrent l’extrême préparation de l’artiste qui s’appuie sur « les savoirs et pratiques des artisans et des hommes de la terre dont les gestes se perpétuent dans la résilience des nouveaux procédés industriels, systématisés et sérialisés » précise la feuille de salle.
Sara Ouhaddou se projette avec les autres

Sara Ouhaddou, Sans-titre, projet Des Autres, 2021 [Villa du Parc, 2022] Photo OOlgan
En se rapprochant, et pénétrant le haut vent, le visiteur peut découvrir de nombreuses broderies, autant de signes collectés sur des tissages , des poteries, des tatouages qui tous évoquent de la femme dans des contextes sociétaux (fille, épouse, mère, veuve) pour dessiner une mystérieuse et fascinante cosmogonie. « La dimension universelle du symbolisme de l’art islamique me fascine. J’ai cependant toujours eu besoin de me questionner sur cette spiritualité. déclare Sara Ouhaddou, C’est sans doute lié au fait que je sois sensibilisée à une forme d’art réalisé à une époque où la spiritualité était très présente mais s’exerçait d’une autre manière. Je pense notamment à la poésie amazighe, expression de la cosmogonie des Berbères. Elle est fascinante en termes de création et d’imagination et troublante en termes de “clairvoyance”. »

Sara Ouhaddou, Wassalna lilo #2 , 7 pans tissés par Mohamed, artisan de Tanger [Villa du Parc, 2022] Photo OOlgan
Figuration et abstraction sont ainsi associées dans une composition de lumières et de couleurs brossant un imaginaire actif inscrit dans son temps. La signification devient sensation pour atteindre ce que Sara Ouhaddou appelle le « juste lieu, c’est-à-dire la synthèse entre l’affirmation des particularismes de la production et l’inscription symbolique dans nos sociétés globalisées. »
Pour aller plus loin : le site de Sara Ouhaddou
Le parcours, dense et parfaitement agencé permet au visiteur de donner corps et âme aux ‘Traces – Mémoires contre le Monument’ revendiquées par l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau (Guyane, traces-mémoires du Bagne) qui les désignent ainsi : « C’est un espace oublié par l’Histoire et par la Mémoire-une car elle témoigne des histoires dominées, des mémoires écrasées et tend à les préserver. » Quoi de plus immatériel dans le champs du patrimoine toujours cerné par les vainqueurs.
CASABLANCAS ou les modernités artistiques au Maroc.
Dans l’espace Véranda de la Villa du Parc, la commissaire Maud Houssais présente une déambulation dans le Casablanca des années 60 et 70 à travers les archives de l’école des beaux-arts de Casablanca. L’invention d’une nouvelle culture visuelle y est présente comme un enjeu crucial dans l’élaboration d’un projet de société qui doit également advenir par l’image. A cet égard, l’école des Beaux-Arts de Casablanca, dirigée par Farid Belkahia entre 1961 et 1974, constitue le terreau fertile d’une pensée de la ville qui place l’artiste au rang de prescripteur à part entière. Exposition dans l’espace public, graphisme, aménagement d’intérieur et urbain ainsi que photographie sociale deviennent alors la pierre de touche d’un art décolonial et engagé au sein de la société.Casablancas, exposition d’archives recréant le Casablanca des années 60 et 70, par la commissaire Maud Houssais [Villa du Parc, 2022] Photo OOlgan
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