Exposition : Robert Longo, The New Beyond (Thaddaeus Ropac Paris)
Catalogue : texte Dominique de Font-Réaulx, Thaddaeus Ropac Paris
« Le noir et blanc s’est infiltré en moi comme la marque de la vérité » Depuis plus de 40 ans, le fusain de Robert Long est capable de tout transfigurer par la force du dessin en noir et blanc. Son œuvre sur le réel marque l’art américain de l’après Warhol. Après ses ‘traductions’ de tableaux expressionnistes abstraits américains, le magicien du fusain présente celles d’ expressionnistes abstraits européens : de Dubuffet à Soulages, de Joan Mitchell à Zao Wou-ki … à la galerie Thaddaeus Ropac Paris jusqu’au 23 décembre Fascinant hommage d’un alchimiste plein d’ironie.
J’aime savoir que je dessine avec de la poussière, de la poudre, et des matières brûlées.
Robert Longo
Un médium à part entiére
« Dessinateur, disais-je. Mais un type qui produit des images d’une telle force, dans de tels formats, ne se peut se limiter à cette définition » Il a raison Guillaume Durand dans son stimulant essai Déjeunons sur l’herbe (Bouquins essais). Robert Longo est un médium à part entiére.
Celui qui serait bien vu surfeur ou musicien, s’intéressa aussi à la restauration d’œuvres d’art, pour trouver dans les années 70’ sa voie dans le fusain, que Robert Longo définit lui-même comme « un médium commun à tous les beaux-arts et un des plus archaïques de l’histoire, celui des peintures rupestres, un médium vieux de 30 000 ans. »
Traduire au fusain la vérité du réel
Avec cet outil « archaïque », Robert Longo interroge l’image. Ses créations interrogent également le réel, en le détournant. Tout y passe sous son fusain : les canons ou icones de la culture pop (Elvis, l’explosion de la bombe, des requins à la gueule ouverte, personnages urbains, des lieux de pouvoir de la société américaine (le Capitole) en général, aux scènes de violences, aux « guns » (les armes de poings les plus menaçantes ou les plus utilisés dans les faits divers) en particulier. L’ironie inhérente de notre rebelle de l’iconographie trop envahissante voir oppressante à son goût bouscule les notions d’autorité et de rébellion, d’ordre et de chaos. Y compris la reconnaissance des expressionnistes abstraits que l’Amérique considère comme sa réponse par KO à l’art européen.
L’acte de représenter en dessin, le sujet de son travail
Douglas Crimp fut un des premiers à qualifier cette mise en abîme critique, bousculant la fonction de l’image, au-delà des apparences. Ce que le critique américain nomma The Pictures Generation, 1974-1984, cette génération chahutée, dans une Amérique marquée par la guerre du Vietnam. Il y associe Robert Longo avec Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Sherrie Levine, Richard Prince et Cindy Sherman : « La représentation est revenue dans leur travail non pas sous l’apparence familière du réalisme, qui cherche à ressembler à une existence antérieure, mais comme une fonction autonome. C’est la représentation libérée du représenté. (…) Pour concevoir leurs œuvres, ces artistes se sont tournés vers les images disponibles autour d’eux. Mais ils ont subverti leur sens premier, lié à leur slogan, lié à leur commentaire, lié à leur apparente séquence narrative, lié, en un mot, à l’illusion d’une transparence totale du signifiant. »
Un corps-à-corps violent avec une iconographie historique
Depuis presque une décennie, Robert Longo s’est lancé, fidèle à son mode de pensée et de travail, dans la dynamique de “traduction” (qui préfère au terme de copie) dans un autre langage, celui du fusain, en noir et blanc, capables de rivaliser avec l’expressionnisme abstrait qui selon lui fige l’horizon de la peinture : « Ils ont aussi une dimension sculpturale – lorsqu’un dessin atteint un certain point, je le sculpte alors avec des gommes. » revendique-t-il.
Dans son passionnant article du catalogue, Dominique de Font-Réaulx nous éclaire sur ces tableaux aux formats ‘bigger than life’ qui est « à la fois fidèles et infidèles à la chose représentée, offrant de transformer le réel tout en le révélant, donnant à voir d’autres modèles et d’autres modes de représentation » Avec d’autres propos qu’elle a recueilli de l’artiste : « Cette alchimie s’apparente aussi à un retour aux sources. “Les premiers livres qui parlent de l’expressionnisme abstrait étaient en noir et blanc, donc quand j’ai vu pour la première fois des toiles issues de l’expressionnisme abstrait, elles étaient noires et blanches. Et dans la photo noir et blanc, le rouge sombre comme le bleu sombre auront tous les deux l’air d’être du noir”, dit-il. »
Lorsqu’il reproduit méticuleusement une toile de Pierre Soulages, Joan Mitchell, Yves Klein, Karl Appel, … et la touche spécifique de chaque artiste, il n’est plus question ni du geste de l’artiste ni de couleurs. Ce qui s’impose à nous c’est la démesure et un certain vertige, notamment quand on sait qu’il faut à peu près six mois et l’aide de plusieurs assistants pour achever une œuvre.
La démesure du projet exige une mise en scène théâtrale
Difficile de rester indifférent à la mise en scène de ces chefs d’œuvre revisités au sens propre et figuré dans l’espace de la Galerie Ropac. La force des contrastes entre les explosions de noir et blanc et les murs du white cube renforce cet hommage franchement théâtral qui tient le spectateur à distance, d’autant que certains tableaux ne sont pas immédiatement reconnaissables (Mitchell, Wols, …). L’intimité du fusain, le velouté comme ses épaisseurs renforce l’incongruité d’un tel projet : à travers les « traductions » qui tiennent à distance cette génération d’artistes, Longo les jauge et les radiographie autant qu’il le fait pour lui-même. Il lie « création esthétique et histoire en mettant en évidence à la fois l’inscription de ces œuvres dans un temps du passé et leur capacité, comme artefacts, à transcender les événements temporels » suggère Dominique de Font-Réaulx.
Cet équilibre temporel instable ouvre la narration dont le visiteur, fasciné, perçoit les relations aussi complexes qu’intimes. « L’ambition de Longo était de traduire ces peintures dans son propre langage, de libérer le langage emprisonné dans une œuvre en la recréant de sa propre manière, de saisir par le travail de reprise et de réinvention la pensée de l’artiste, dans son intention comme dans ses gestes. » ajoute Dominique de Font-Réaulx qui décrit les œuvres de Longo comme « des restes nostalgiques et magnifiques d’un passé ramené à la vie, comme quelque chose d’autre, quelque chose de vivant, mais aussi quelque chose définitivement perdu. »
En tant qu’artistes, nous sommes des reporters.
Notre métier est de témoigner à quoi cela ressemble d’être vivant à cet instant.
Nous sommes l’une des quelques rares professions au monde qui peuvent encore essayer de dire la vérité.
Robert Longo
Un artiste regardant les artistes
Bien au-delà du mimétique, qui est la marque du travail de Longo, c’est la recherche de sens, porté par la volonté de comprendre le poids de l’histoire, celle de l’art, la pensée de l’artiste dans les œuvres regardées que traque et partage Longo. Il ne cherche ni à revenir en arrière, dans un mouvement de nostalgie ou de rejet, ni à reproduire ou surpasser les œuvres retenues. : « Le choix d’interpréter des œuvres abstraites exalte, par le refus du mimétique, sa volonté de discerner et de mettre à jour le sens profond d’une création artistique, celui des mouvements de l’artiste sur la toile, celui imprimé par le poids du pinceau ou de la brosse, celui creusé par le raclement du couteau, par la matière de la peinture. La peinture elle-même, la matière picturale, souligne-t-il, est devenue une image. Une image non sans profondeur, dont l’exploration révèle la force intérieure. » précise Dominique de Font-Réaulx.
La puissance physique et dense des tableaux
« En concevant ses propres interprétations, il déplace ces œuvres de leur temps au nôtre. Il bouscule l’histoire, sans l’abolir pourtant. Il trouble nos repères, entre passé et présent. Les dessins de Longo nous invitent, ainsi libérés des carcans du temps, à une exploration renouvelée de l’acte de peindre et de dessiner » condense Dominique de Font-Réaulx.
Dans l’accomplissement de cette matérialité « archaïque », c’est aussi toute la dimension alchimique du fusain, qui donne à la surface plane trois dimensions, non sans exiger de l’artiste un « combat au couteau » avec la peinture, que le visiteur ressent physiquement.
#Olivier Olgan