Exposition : Tschabalala Self, Make Room (Consortium Museum Dijon)

jusqu’au 22 janvier 2023, Consortium Museum – 37, rue de Longvic 21000 Dijon.

Il faut saluer le Consortium Museum de Dijon d’avoir « fait de la place » (Make room) à Tschabalala Self jusqu’au 22 janvier 2023. Les spectaculaires patchworks pop de l’artiste afro-américaine née en 1990 déconstruisent et recomposent au sens propre ou figuré les rapports quotidiens du féminin/masculin. La diplômée de la Yale School of Art de 2015 se joue avec une ironie poétique des stéréotypes plaqués sur les corps noirs pour mieux les en libérer.

Make Room détourne, si besoin était, la pression que Tschabalala Self subit depuis quelques années — succès venu — vers des travaux de maturité où les rapports masculin/féminin s’expriment en des figures et poses domestiques dans l’ombre et la lumière, au vu et au su de tous, quelques soient l’intimité et l’impudeur assumée des caractères peints.
Franck Gautherot & Seungduk Kim, commissaires, Consortium

Tschabalala Self, Make Room (Consortium Museum Dijon) Photo OOlgan

Une dynamique mémorielle résolument pop

Tschabalala Self, Make Room (Consortium Museum Dijon) Photo OOlgan

Très tôt à peine diplômée de la Yale School of Art en 2015, Tschabalala Self a été sollicité par Louis Vuitton pour revisiter le sac Capucines. Si la jeune artiste née à Harlem s’est prêtée au jeu, ce ne fut qu’une rapide parenthèse dans sa brillante trajectoire artistique. Celle qui a trouvé les cimaises des plus grandes galeries et Foires internationales a très vite repris ses ciseaux et sa machine à coudre pour poursuivre ses patchworks (quilt) et leur mise en scène dans ce qu’elle définit comme un « espace intérieur » : « le terme désigne à la fois le foyer où se joue le quotidien de ses personnages mais aussi leur psyché, leurs sentiments, leurs envies, leurs aspirations et leurs angoisses » selon Clémentine Tholas, (Revue Translantica 9 décembre 2022). Et hisser à un nouveau niveau de complexité ses subtils œuvres textiles, issues de matériaux recyclés ou de peinture, avec un savoir-faire de « petite main ».

Faire de la place pour une œuvre, déjà abondante malgré la jeunesse de l’artiste,
convoquant dans des décors parfois domestiques, le geste des peuples noirs-américains
en leurs atours, situations, et figures sans compromissions.
Franck Gautherot & Seungduk Kim

Interroger le rapport masculin/féminin dans sa dimension domestique

Ses grandes compositions verticales interrogent – pour mieux les bousculer – les stéréotypes des rapports intimes femme/homme sur fond monochrome constituent sa signature formelle. Avec sa part de décoratif, d’ornementation et de traditions populaires mixé aux sujets politiques et sociaux. Ses figures aux textures et couleurs exacerbées jetées sur des aplats colorés, texturées ou simplement uniformes célèbrent un corps noir quotidien décalé de la pop culture occidentale – qu’elle insère dans l’espace en réalisant aussi du mobilier (tables et chaises, bancs).

Tschabalala Self, Make Room (Consortium Museum Dijon) Photo OOlgan

Pétrie cet imaginaire pop, refusant les diktats, ses corps noirs deviennent inéluctablement des sujets politisés. L’artiste basée à New Haven épanouit son besoin de se réapproprier une image de soi dans un lieu à soi, libérant une voix intérieure et authentique pour repenser les corps noirs et féminins ; elle balaye les clichés conventionnels sur le corps noir comme exotique, athlétique et sexuellement puissant en partie grâce à l’intense connexion psychique et sexuée entre ses personnages.

Tschabalala Self, Make Room (Consortium Museum Dijon) Photo OOlgan

Une spiritualité noire qui dépasse la rhétorique hautement racialisée.

Tschabalala Self, Make Room (Consortium Museum Dijon) Photo OOlgan

Le décor est planté, il laisse la place à des figures de corps décomposés puis reconstruits. qui se déploient dans les salles successives « J’ai remarqué que le public réagit davantage à des toiles, à des choses qui évoquent la peinture », dit-elle en expliquant la façon dont elle a trouvé sa pratique. L’un des outils les plus importants pour elle est la machine à coudre.

En cousant, je peux réunir toutes les matières, sans abîmer le canevas. Les coutures ont une vie propre, elles bougent et les œuvres peuvent ainsi être altérées. Il suffit d’enlever les fils : si j’ai besoin de recommencer, si je sens que je pars dans la mauvaise direction, il est possible de changer. C’est flexible, c’est en mutation. De toute façon, je n’aime pas me sentir contrainte par une seule direction.  Tschabalala Self

Une revendication identitaire positive

Refusant la désinformation et la désinformation sur la féminité, la noirceur et l’être en général, Self y raconte à sa manière des histoires saisies presque au vol de la vie urbaine, des miroirs de corps croisés ou imaginaires : leur succession articule de nouvelles expressions d’humanité à travers des silhouettes exagérées mais uniques incarnées par des textures exubérantes, comme autant d’ avatars personnels, d’ accouplements ou d’ échanges sociaux quotidiens. « je pense à une figure comme à un corps unique et non à la caricature d’un groupe, alors elle peut être plus nuancée par rapport à l’identité » revendique-t-elle.

Les sujets sont mis à nus, dévoilés dans la banalité de leur existence
pour fabriquer un récit sensuel, dépouillé et réaliste,
loin d’une grande narration fantasmée et exemplaire.
Clémentine Tholas (Revue Translantica 9 décembre 2022)

Tschabalala Self, Make Room (Consortium Museum Dijon) Photo OOlgan

Un univers visuel domestique en expansion

En artiste déjà chevronnée, Self tisse, colle ou noue ses figures dans un microcosme où le corps noir peut se redéfinir avec toute une palette formelle : superposition de formes, et des textures, changements d’échelle, inversion des couleurs, dialectiques fond/forme quand les murs/fonds portent d’autres motifs.

La cohérence d’ensemble est maintenue par des coutures à la machine à coudre qui créent des tourbillons d’énergie et contribuent à une merveilleuse complexité aléatoire. Ses personnages multidimensionnels renvoient à l’expérience vécue de la femme africaine américaine dans sa relation à elle-même et au monde, ce que Self revendique « une expérience humaine d’une manière humaine pour parler de préoccupations existentielles, en ce qui concerne le désir, la vulnérabilité et le pouvoir. »

Il faudra suivre cette artiste s’affranchissant de la fétichisation des corps pour mieux rompre avec les stéréotypes du genre.

#Olivier Olgan

En savoir plus via le site officiel Tschabalala Self