Culture
Guerre et Paix, d’après Tolstoi, de Sergueï Bondartchouk (Potemkine Films)
Auteur : Jean Philippe Domecq
Article publié le 2 avril 2024
Jugé inadaptable, le roman de Léon Tolstoï est un tel chef d’œuvre qu’il fallut l’audace de Sergueï Bondartchouk et l’investissement massif de l’ex-URSS pour être à la hauteur. Résultat de ce Guerre et Paix pour Jean-Philippe Domecq : un monument que ce film de 1965, à fort enjeu historique, et qui nous vaut une ressortie en version intégrale restaurée par Potemkine Films en édition collector. Une épopée en quatre épisodes, de plus de deux heures (et autant avec les bonus) : autant dire quatre belles soirées d’affilée. Et en prime, le roman enrichi d’une pertinente analyse littéraire.
En ces temps de guerre…
Dans le viseur de la pègre qui gouverne au Kremlin, la France n’est plus celle de Napoléon 1er mais cela n’empêche pas Poutine de mettre à sa sauce néo-ras-poutinienne les grands moments d’héroïsme russe pour faire passer pour défensive son offensive contre l’Ukraine. Le 9 mai l’ex-commissaire politique encense la victoire sur le nazisme en 45, vaincu comme l’a été l’Empereur français en 1812, autre grande victoire, totalement légitime face à l’envahisseur. Napoléon 1er a semé la mort pendant quinze ans mais reste au cœur des monuments de Paris et des Français, ce qui n’est pas à leur honneur, tandis que les autres nations voient en lui le prototype de l’impérialisme moderne qui, droits des peuples pour drapeau, les envahit et les pille au motif de les libérer.
Lorsqu’on revit la campagne de Russie dans Guerre et Paix de Léon Tolstoï (1928 – 1910) puis dans la version cinématographique que Sergueï Bondartchouk en tira, nous sommes en faveur du peuple russe contre l’envahisseur français, qui n’hésita jamais à sacrifier des milliers d’hommes à sa gloriole narcissique. Dans les années 60 où fut décidé et créé cette superproduction soviétique, le temps et le but n’étaient pas anti-français. L’URSS avait une visée pertinente et non-mensongère.
Faire mieux qu’Hollywood, et (presque) aussi bien que Tolstoï
Les temps étaient à la Guerre froide, les Soviétiques ne pouvaient laisser sans réagir le War and Peace de King Vidor qui, en 1956, avait rassemblé 31 millions de spectateurs.
N’oublions pas que, Staline au premier chef, les autorités louchaient sur la production hollywoodienne. A fortiori pour un chef d’œuvre qui exaltait la terre et le peuple de la grande Russie ; on ne pouvait laisser les Américains en jeter plein la vue, cela relevait du crime de lèse-majesté nationale. C’est ce qu’agite, en 1961, le cinéaste et acteur Serguéï Bondartchouk dans une lettre publique à la profession cinématographique de son pays : « Nous-mêmes, ne serions-nous pas capables d’adapter l’œuvre de Tolstoï ? C’est une honte devant le monde ! ». Il ne pouvait qu’être entendu. Quatre ans de tournage pour une sortie en 1965, soit autant, un siècle après, que les quatre ans que mit Léon Tolstoï à écrire, entre 1865 et 1869, son chef d’œuvre que la population du XIXème siècle avait dévoré en feuilleton dans Le Messager russe.
Un roman-Bible car il traite de tout : a-t-on jamais lu auteur restituant aussi intimement la grande et la petite histoire humaine, depuis le deuil d’une mère ou les amours de Natacha, jusqu’aux décisions politiques et la stratégie des batailles historiques ?…
« La Bataille des géants »
Les batailles justement, dans cette superproduction, témoignent du colossal investissement de l’URSS : pour la bataille de la Borodino, l’Armée Rouge fut réquisitionnée en masse et cela se voit sur l’écran panoramique tout au long des scènes où les troupes grouillent jusqu’à l’horizon. En 2023, d’aucuns ont été bluffés par les batailles dans le Napoléon de Ridley Scott ; dans le film de Bondartchouk c’est tout autre chose : sans la puissance technologique des effets spéciaux dont on dispose désormais, la vision en décors réels fait la différence, elle rend palpable la folie que c’était. Côté soldat, on se jette dans la mêlée sans la moindre vision d’ensemble, et nul doute que Tolstoï puis le cinéaste avaient en mémoire le fameux point de vue, qui fit école, de « Fabrice à Waterloo » dans la Chartreuse de Parme (1839) de Stendhal. Côté chefs d’armée, le duel tactique entre le génie militaire qu’était Napoléon et le Maréchal Mikhaïl Koutouzov est un des épisodes les plus intelligents du film. Le vieux Maréchal est critiqué de toutes parts par les ambitieux jeunes généraux de sa coalition hétéroclite, et, en outre, il est borgne. Lorsqu’une estafette ensanglantée vient lui annoncer que le flanc gauche est enfoncé et qu’il faut le replier, le vieillard vitupère que c’est faux, il le voit dans sa tête – et il a raison. Ce sera décisif : Napoléon n’a pas perdu, les Russes non plus, le bilan est effroyable, 70 000 morts au total, mais, comme l’explique Tolstoï, la « boule de billard » des 500 000 hommes de Napoléon qui depuis le début de la campagne roule de victoire en victoire, a hoqueté ; la Grande Armée, le flanc à vif, croit avoir gagné et rentre dans Moscou que Koutouzov tactiquement lui laisse… pour la piéger d’ici l’hiver.
Une Apocalypse annoncée
Le film nous donne à voir la folie grandiose et dérisoire que ce dut être de rentrer dans la capitale russe majestueuse aux avenues désertée. Napoléon a l’air malin : avec son rêve mégalomane d’être l’Alexandre le Grand moderne (piètre rêve qui passe par-dessus le bonheur et l’honneur des peuples), il se retrouve à attendre une décision des Russes.
Autre force littéraire de Tolstoï qu’a su adapter le cinéaste du XXe siècle : restituer de l’intérieur la réflexion qui a mené Koutouzov à ce coup de poker extrêmement périlleux : se retirer. C’est qu’il sait que le peuple et l’armée russe ne peuvent l’emporter en face à face, il faut donc utiliser les seules forces de ce peuple, sa résistance, et sa capacité à user par derrière l’adversaire en le mordant comme le froid qui va venir. L’incendie de Moscou va donner le signal qu’il faut partir, au pire moment. A partie de là, les vues panoramiques de « la Grande Russie », pays le plus vaste du monde, filment une retraite de Russie que l’Empereur lui-même va fuir, laissant ses 70 000 hommes restants craquer sur les glaces de la Berezina.
Il y eut de l’Apocalypse dans cet événement de 1812, d’ailleurs annoncée par un passage de comète. Et la vision de Moscou en flammes, survolée de nuées d’oiseaux fuyant l’horreur, crée un lointain de fin des temps. On dit que le père de la Comtesse de Ségur, le comte Fédor Rostoptchine, alors gouverneur à Moscou, chassa les grands propriétaires de leurs palais, pour précipiter le départ des Français pétrifiés par cette tactique de la terre brûlée devenue capitale brûlée. Francis Nielsen en tira un film d’animation en 2003, Le Chien, le Général et les Oiseaux, où les oiseaux noirs donnent le point de vue en plongée sur cette folie conquérante et son désastre humain.
Une méditation sur la mort
Pendant ce temps, et parmi les mondanités outrageantes de Saint-Pétersbourg filmées avec le sens de la démesure et de l’outrance pommadée caractéristique de cette société, les affections et l’amour vont leur cours, autour de l’impulsive Natacha, du Comte Bezoukov et du Prince André. Ce ne sont certes pas Audrey Hepburn et Henry Fonda de la version américaine ; mais Bondartchouk, acteur lui-même, a puisé dans la formidable école russe d’acteurs, ce qui donne une originale expressivité à tant de personnages. Parmi ceux-ci, le beau ténébreux Prince André donne l’occasion de deux grandes méditations pressées par la mort, une première fois lorsqu’il est laissé pour mort sur le champ de bataille d’Austerlitz, une seconde fois après l’explosion d’un obus à la Borodino. Le cinéaste alors a recours à des contre-plongées vers les nuages et les cieux aspirés vers le haut infini, jusqu’au vertige, et pendant ce temps la voix intérieure, en voix-off, réalise que tous les rêves de gloire et les ambitions étaient dérisoires à côté de la vie infinie et simple – « vanité des vanités » qu’il vaudrait mieux n’attendre pas le dernier moment pour la percevoir comme telle.
Références bibliographiques
Guerre et Paix
Sergueï Bondartchouk (1965), Potemkine Films, 2023. Édition collector coffret en bois – 2 Blu-ray + Livre, 39,90€, avec : Sergueï Bondartchouk, Lyudmila Savelieva, Vyacheslav Tikhonov, Boris Zakhava, Anatoli Ktorov, Anastasiya Vertinskaya, Antonina Shuranova, Oleg Tabakov, Irina Gubanova
- Épisode 1 – Andreï Bolkowski (146′)
- Épisode 2 – Natacha Rostova (97′)
- Episode 3 – 1812 (81′)
- Épisode 4 – Pierre Bezoukhov (96′)
Bonus :
- le livre de Léon Tolstoï, avec une analyse littéraire, « Une histoire russe, une épopée soviétique » rédigée par Marc Moquin, directeur éditorial de Revus & corrigés , préface de Bertrand Mandico, cinéaste , postface de Marie-Pierre Rey, professeure d’histoire russe et soviétique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (156 pages)
- Introduction par Joël Chapron, spécialiste des cinématographies d’Europe de l’Est ; Sergueï Bondartchouk par Joël Chapron (9′) ;
- Portrait de Lioudmila Savelieva, émission « Les Soviétiques » (1968, 28′) ;
- Making of commenté (Mosfilm, 1969, 31′)
- « Guerre et paix » par Joël Chapron (30′).
King Vidor (1956), Paramount, 2014 avec Audrey Hepburn, Henry Fonda, Vittorio Gassman, Mel Ferrer, Anita Ekberg, Herbert Lom.
Le Chien, le Général et les Oiseaux, 2003, film d’animation franco-italien réalisé par Francis Nielsen en 2003, DVD, 9,75 €.
Waterloo, aussi de Bondartchouk, de 1970, ressorti en même temps, avec l’excellent Roy Steiger dans le rôle principal, et Orson Welles!… Potemkine Films, 13€.
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