Culture
In the Eye of the Storm : Modernism in Ukraine 1900-1930s (Musée royal des Beaux-Arts, Bruxelles – Thames & Hudson)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 24 novembre 2023
A ceux qui se demandent si l’art moderne ukrainien a existé avec une esthétique propre, l’exposition itinérante et son catalogue Thames&Hudson « In the Eye of the Storm : Modernism in Ukraine 1900-1930s » des Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles jusqu’au 24 janvier 2024 (avant Vienne et Londres ) est aussi superbe que nécessaire : rendre justice à la créativité des artistes ukrainiens qui firent partis des purges staliniennes de 1930 ou absorbés de force dans l’art soviétique et, protéger plus d’une soixantaine d’œuvres de l’invasion russe lancée en février 2022. Ce devoir de mémoire répond à une stupéfiante relecture de l’histoire.
La tentative d’acculturation se répète
Exfiltrées des musées nationaux via l’initiative « Museums for Ukraine » dés lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine, et présentées, dès novembre 2022 à Madrid, puis Cologne, avant Vienne et Londres (29 juin – 13 octobre 2024), les œuvres de l’exposition « In the eye of the storm » sont doublement rescapées de l’Histoire ; faire reconnaître « l’autonomie » artistique comme l’indépendance politique d’un jeune pays, face aux autodafés publics d’œuvres dont leurs auteurs furent exterminés en 1930, ou intégrées dans « l’art soviétique » pendant des décennies.
Les intentions du maître actuel du Kremlin ne cherchaient pas autre chose qu’ à arracher – au nom de « dénazification » – toute velléité de culture ukrainienne, nouvelle tentative près un siècle après son maître à penser.
De la renaissance à la reconnaissance
Paradoxe supplémentaire des conséquences de l’ »opération spéciale », l’art moderne ukrainien est reconnu comme une véritable esthétique en réintégrant le modernisme européen. Il est regrettable que cette soixantaine d’œuvres issues des collections du Musée national d’art d’Ukraine (NAMU), du Musée du théâtre, de la musique et du cinéma de Kiev et de collections privées, ne passe pas à Paris, tant l’enjeu de mémoire contribue à témoigner – concrètement – d’une période artistique particulièrement féconde, qui fut doublement étouffée : esthétiquement sous le réalisme socialiste et, culturellement par les purges staliniennes de 1932.
Trop longtemps considérés sous le label d' »avant-garde russe »
Ce projet est un acte de restitution à l’Ukraine de ce qui était attribué artificiellement à l’avant-garde russe
Olena Kashuba-Volvach, conservatrice au NAMU.
Concentrée sur Kiev et Kharkiv (capitale de l’Ukraine soviétique de 1917 à 1934), l’exposition présente quelques noms célèbres, nés ou ayant vécu en Ukraine, tels El Lissitzky, Kasimir Malevitch, Alexandra Exter ou le futuriste David Bourliouk, et d’autres moins connus – ainsi le constructiviste Vasyl Yermilov, Sarah Shor, de la Kultur Lige, …
Ce qu’ils ont produit met en valeur des tendances allant de l’art figuratif au futurisme et au constructivisme, développé sur une gamme complète de supports : depuis les peintures à l’huile et les croquis jusqu’aux collages et aux conceptions de théâtre, ou encore des tableaux monumentaux …. annonçant le réalisme socialiste. Imposé par le régime stalinien en 1932 comme le seul style artistique officiel, il accorde la seule valeur aux qualités de « rassemblement » collectif de l’art plutôt qu’aux mérites de l’ »expérimentation » moderniste, fût-elle collective.
De l’épanouissement fertile à la répression aveugle
Le parcours invite en huit chapitres à suivre un ordre chronologique. Il explore la polyphonie explosive des styles et des identités : des peintures néo-byzantines des disciples de Mykhailo Boichuk aux œuvres expérimentales de membres de la Kultur Lige, qui cherchaient respectivement à promouvoir leur vision de l’art contemporain ukrainien et yiddish.
La présence de Kazymyr Malevych et El Lissitzky, rappellent que les artistes par excellence de l’avant-garde internationale qui ont travaillé en Ukraine et ont laissé une empreinte significative sur le développement de la scène artistique nationale.
D’autres comme Alexandra Exter, Wladimir Baranoff-Rossiné et Sonia Delaunay ont commencé leur carrière en Ukraine et sont, faute d’institutions locales, partis étudier en Occident, avant de contribuer aux mouvements artistiques de leur époque en les réinventant. Simplifiant les formes et évoluant vers l’abstraction, ils ont en commun l’abondance des couleurs, héritées du folklore et de l’art décoratif ukrainiens
Révélation et préservation
Acteurs d’une brève floraison de l’art ukrainien moderne qui a eu lieu entre les années 1910 et 1933, ces esthètes ont évolué dans une période troublée, entre chute de l’empire russe, Première Guerre mondiale, révolution bolchevique, lutte pour l’indépendance et création de l’Ukraine soviétique, sauvagement interrompue par les purges d’artistes et d’intellectuels menées par Staline dans toute l’URSS, mais en Ukraine, la répression a commencé plus tôt et avait un caractère qui lui était propre. Dans l’ensemble de la Russie, les artistes et les écrivains réprimés étaient classés comme « ennemis du peuple », un terme large et générique.
En Ukraine, ils ont été accusés de « nationalisme bourgeois », une appellation bien plus émotive et destructrice. Le décor était planté et la destruction de la littérature et de l’art ukrainiens à partir de 1931 n’équivalait rien de moins qu’un génocide culturel de masse.
Olena Kashuba-Volvach, conservatrice au NAMU
De nombreux artistes ont été soit, envoyés au Goulag, soit exécutés (comme les disciples de Mykhalio Boichuk connus sous le nom de Boichukists, dont la plupart de leurs œuvres d’art publiques ont ensuite été détruites) ou ont dû s’adapter et suivre la ligne du parti, leur activité artistique étant interrompue par un changement radical du climat politique.
Révéler toutes les histoires et filiations qui font la complexité d’une culture
L’art considéré uniquement à travers le prisme de la « conscience de classe » et les sujets de propagande soviétiques en sont venus à dominer toutes les sphères de la production artistique soviétique, et d’en faire un unique étendard nationaliste. Au point que certains artistes parlent aujourd’hui de la nécessité de « décoloniser » l’art ukrainien.
La force de l’exposition consiste à ne pas tomber dans les travers de toute vision monolithique ou d’une authenticité nationaliste univoque, « symétrique à celle de Poutine, » pour rappeler la complexité des racines de la culture moderne ukrainienne et pour éclairer la réalité d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Dommage qu’il fasse aller à Bruxelles ou Londres pour s’y plonger.
#Olivier Olgan
Pour aller plus loin sur l’art moderne ukrainien
In the Eye of the Storm : Modernism in Ukraine 1900-1930s, Thames&Hudson. en anglais. L’un des rares ouvrages consacrés à l’art ukrainien en langue anglaise, s’appuie sur douze auteurs, pour la plupart ukrainiens, qui ont écrit sur le contexte et le développement du modernisme ukrainien.
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