Jacqueline Salmon, Le point aveugle. Périzonium, études et variations (Galerie Eric Dupont)

Jusqu’au 16 juin 2023, Galerie Eric Dupont, 138, rue du Temple, Paris 3e
du mardi au samedi de 11h à 19h
Catalogue:
textes de Andy Neyrotti, Jean-Christian Fleury, Sébastien Allard et Guy Le Gaufey Coédition Musée Réattu, Silvana Editoriale, 304 p. 35 €

Fascinante recherche esthétique et spirituelle de la photographe, plasticienne et commissaire d’exposition (voir Le Vent, MUMA) Jacqueline Salmon a traqué de manière empirique et à l’aide de son appareil, ce « point aveugle » (faisant référence à la tâche de Mariotte, le seul endroit de la rétine qui ne voit pas) de l’Histoire de l’Art : la représentation du périzonium, le drapé du linge « de pudeur » qui entoure les reins du Christ à la crucifixion. Une variation de l’exposition du Musée Réattu (été 2022) pensée et adaptée pour la Galerie Eric Dupont prolongée jusqu’au 16 juin, crée de nouvelles connivences entre les œuvres, même si la fascination pour ce point aveugle reste intacte.  

Jacqueline Salmon, Périzonium Raphaël (1507) – Hans Holbein le Jeune (1524-1525) Le point aveugle (Galerie Eric Dupont)

Point aveugle et révélateur

Ce pagne est à la fois un voile de pudeur, un enjeu de représentation pour les artistes et une relique précieuse pour l’Église. Mais en retraçant les différentes manières dont il a été dessiné, peint ou sculpté des siècles durant, il se révèle aussi être un formidable indicateur des mentalités artistiques et religieuses des sociétés occidentales face à la représentation du corps christique, à la fois humain et divin.

De l’Allemagne gothique à l’Italie de la Renaissance, des Flandres à l’Espagne du Siècle d’or, l’imagerie du périzonium a été codifiée par la théologie, mais elle a aussi parfois subi l’influence des modes civiles ou été inventée de toute pièce par les artistes, qui ont livré d’infinies manières de le draper. La preuve aussi que le périzonium n’est justement pas un drapé comme un autre. Certains peintres ont ainsi inventé des modèles qui ont été largement repris à leur suite, comme Giotto, qui introduit la transparence, ou Rogier van der Weyden, dont les périzoniums se détachent du Christ pour devenir des drapés volants.

Jacqueline Salmon, Périzonium peint Rosso Fiorentino (1530-40) – Maître LCZ (1500) Le Point aveugle (Galerie Eric Dupont)

La photographe dans la dramatisation des détails

Chacune est née d’une rencontre avec l’œuvre-source, d’une interpellation.
Chacune obéit à un impératif particulier qui dicte les limites du champ opératoire et qui n’est pas transposable à une autre image.
Chacune procède en partie d’une énigme comme chaque fois que se produit un échange profond avec une œuvre.
Jean-Christian Fleury, Catalogue. Faire œuvre sur œuvre.

 » Le spectateur s’absorbe dans la contemplation de ces nœuds, parfois raides, parfois virtuoses, il suit, d’une photographie à une autre, la ligne plus ou moins continue des entrelacs, les ambiances différentes d’un groupe typologique à un autre, il perçoit, dans cette polyphonie, les infimes variations sur le thème et cette qualité de la peinture que Jacqueline Salmon donne à voir : la transparence subtile des primitifs italiens opposée à l’extravagance des volutes de Rogier van der Weyden; la violence de l’expressionnisme d’un Lovis Corinth après le silence d’un Philippe de Champaigne; l’opulence chargée des blancs d’un Jusepe de Ribera contrastant avec les colorations diaphanes, rosées ou bleutées, des maniéristes. » écrit avec justesse  dans le catalogue Sébastien Allard, directeur du département des Peintures du musée du Louvre, soulignant la rôle de la photographe dans la dramatisation des détails : « Ces accidents, qui sont eux-mêmes des détails dans le nouveau tout proposé par le cadrage décidé par Jacqueline Salmon, provoquent le suspens du regard, une forme de stase qui rompt la ligne, souligne la tension œuvre/image et renvoie à la singularité du regard de la photographe qui, en cadrant, tranchant, découpant, décompose pour mieux recomposer. »

Jacqueline Salmon, Le point aveugle. Périzonium, études et variations (Galerie Eric Dupont)

C’est aux artistes qu’est revenue la responsabilité de figurer la Passion du Christ
et donc d’interpréter les textes, de s’inquiéter de l’Histoire, de prolonger la veine artistique d’un prédécesseur,
ou de se fondre dans l’air de leur temps.
Jacqueline Salmon

Jacqueline Salmon, Périzonium peint par Tizien (1514) – Lucas Cranach l’Ancien (1503) – Wolf Huber (1543) Le point aveugle (Galerie Eric Dupont)

Quelques-uns, comme Michel-Ange, iront jusqu’à le supprimer. Quant aux artistes du XXe siècle, ils oscilleront entre reprise de modèles du passé et personnalisation à l’extrême du sujet, à l’image de Chagall, qui détourne le voile de prière juif pour couvrir les hanches de Jésus, ou de Picasso, qui mêle au pagne de son Christ la cape d’un torero.

Jacqueline Salmon, Périzonium peint par Le Greco (1595) – Michel – Ange (1500-01) Le point aveugle (Galerie Eric Dupont)

Entre objet esthétique, et atlas corporel

Le recadrage de l’œuvre met en évidence ce qui échappe à la contemplation du tableau ou de la sculpture.
Des corps féminins apparaissent soudain, des périzoniums lâches et entre-ouverts, forcément érotiques,
suggèrent la présence d’un sexe, presque en érection, voire en érection.

Des mains parfois le désignent ou le protègent, des nœuds disproportionnés attirent l’attention à cet endroit.
Jacqueline Salmon

Une traversée de l’Histoire de l’Art du IVe siècle au XXe siècle

Jacqueline Salmon, Périzonium peint par Alonso Cani, Christ en croix, 1640 Le point aveugle (Galerie Eric Dupont)

Jacqueline Salmon érige surtout le regard du photographe en pierre angulaire de sa démarche et fait du cadrage et de la composition un outil de dissection qu’elle replace au cœur de la pratique photographique. Elle renouvelle enfin l’exercice de la photographie d’œuvre d’art, qui n’est pas considérée ici comme un outil de reproduction, mais bien comme un médium d’interprétation à part entière.

Le périzonium s’avère bien être un espace de création illimité que peintres et sculpteurs ont sans cesse réinvesti, en même temps qu’il est un point aveugle, une évidence qui, au centre du tableau, « crève les yeux » et demeure inaperçue. Il revenait à un artiste, à un photographe et peut-être particulièrement à une femme de s’emparer de cet invisible pour le mettre en lumière, en révéler la plasticité, la richesse polysémique et dévoiler les implications inconscientes que trahit notre cécité.
Jean-Christian Fleury, Catalogue. Faire œuvre sur œuvre.

L’artiste photographe réussit grâce à son œil à faire œuvre originale à partir du rapprochement de détails d’autres œuvres.

Prenant le contre-pied d’une expression courante, Aby Warburg aimait à dire qu’en histoire de l’art « le bon Dieu niche dans les détails ».
doute qu’il ne réside dans les plis des périzoniums que les hommes se sont plu à imaginer pour en revêtir Son Fils.
Pour Sa plus grande gloire et pour notre délectation.
Jean-Christian Fleury, Faire œuvre sur œuvre

#Olivier Olgan