Joseph Roth, La Montée du nazisme, 1924-1939 (éditions Fario)

Lire les 10 articles de l’écrivain Joseph Roth (1894 – 1939) que les éditions Fario ont sélectionnés sous le titre La Montée du nazisme 1924-1939, a paru urgent à Jean-Philippe Domecq en ce début d’année 2025 qui s’ouvre sous de mauvais auspices. Attention toutefois, confondre les époques est un sûr moyen de ne pas comprendre et donc de subir. En troussant le féroce enthousiasme de la régression civilisationnelle, Joseph Roth confirme ce que c’est que d’assister lucidement à ce que l’on craignait.

L’avenir vu du passé

Le mois des vœux s’est clos et un livre vous tombe sous la main qui écarte ceux que vous vous apprêtiez à chroniquer d’enthousiasme. C’est que les articles que l’écrivain Joseph Roth publia dans la presse pendant La Montée du nazisme entre 1924 et 1939 nous font effet de circonstances, et pas seulement parce que le camp d’Auschwitz fut ouvert par l’Armée rouge le 27 janvier 1945.

Attention toutefois, confondre les époques est un sûr moyen de ne pas comprendre et donc de subir

La comparaison entre les années 1920-30 et la période actuelle nous fait peur à bon compte : à chaque époque ses périls, le diable change toujours de masque, par définition et par efficacité de malfaisance. Trump a des effets bien moins violents que Hitler mais, comparativement, proportionnellement, les deux représentent ce que leur temps pouvait engendrer de pire. Le magnat de New York et Las Vegas est le néo-Néron, dont les néons de showbiz flashent ses fervents pour que l’oligarchie cryptofinancière renouvelle leur exploitation.

L’humain a bien besoin de renouveler son perpétuel déni de réel – d’où l’image du « masque du diable ».

Rares lucidités

Joseph Roth était comme nous, il ne lui restait plus que ses yeux et son esprit pour constater que ses pareils dans les années 1920 puis 30 jubilaient en masse de cette brutale vulgarité qui signale les crises de régression. Roth était autrichien mais avait le tort d’être juif… excusez. Né en 1894 en Galicie orientale, qui est en Ukraine aujourd’hui, il est mort à Paris en 1939, effondré d’alcoolisme au seuil de la barbarie exterminatrice qu’il a vu venir et décrite avec l’ironie concrète et l’acuité d’observation dont il a fait belle preuve dans ses romans.

Le philosophe allemand Walter Benjamin s’est suicidé peu après, en 1940. Et nombre de poètes et d’artistes firent de même ou s’exilèrent dès avant la guerre.
Un livre paru en 1976 aux éditions Galilée mériterait réédition : « Berliner Requiem », titre que son auteur, Jean-Michel Palmier, a repris de la cantate expressionniste de Kurt Weil sur des paroles de Bertolt Brecht (1928), décrit la terrible déréliction sociopolitique que vécurent les artistes et les écrivains, bien plus lucides que les intellectuels et scientifiques de leur pays, qui ne le furent guère, c’est le moins que l’on puisse dire.

Pourquoi certains écrivains sont lucides avant les autres sur le plan politique ?

Le cas de Thomas Mann est révélateur. Fort célèbre et d’opinion conservatrice avant la Peste brune, il aurait pu se laisser entraîner ou laisser passer la boue. Mais, précisément parce qu’il avait la culture allemande dans la fibre, il vit tout de suite que le nazisme s’en réclamait à tort et la piétinait. L’auteur notamment de l’immense roman La montagne magique (lire la récente traduction française de Claire de Oliveira parue aux éditions Fayard en 2016 !) voua sa célébrité à l’exil aux Etats-Unis et au service d’une résistance où il jeta la force de ses écrits et à la radio jusqu’à la chute du nazisme.
Tous les écrivains ne furent pas de ce bois lucide, loin s’en faut, en France notamment.

Reste qu’il faut se demander en quoi l’art du roman prédispose à discerner ce qui agite la société. Eh bien lisons ce qu’en observe Joseph Roth lorsqu’il écrit de la même plume ses articles et ses romans.

« Le diable est dans les détails »

Sans prendre le « diable » à la lettre, l’image est effective : les détails expriment jusqu’à les trahir la société comme l’individu. L’écrivain qui sait les repérer a l’œil d’un psychanalyste sociologue.

9 juillet 1924, dans le journal Der Drache Roth rend compte du voyage de promotion touristique de l’île de Rügen organisé par l’Association des villes balnéaires des côtes de la Baltique. La presse allemande est accueillie dans le grand hôtel donnant sur la plage, au pignon flottent des drapeaux à croix gammée (on est en 1924, quinze ans avant le passage à l’acte guerrier… n’oublions pas combien durent ces périodes). Monsieur le directeur salue aimablement, une croix gammée à la boutonnière ; un petit crieur de journaux propose des croix gammées à la vente.
Et voici « le détail » : « Un habitant du coin, assez pittoresque, m’expliqua avec un mélange de fierté et de tristesse que le gouvernement avait fait enlever le panneau qui interdisait l’entrée aux Juifs. »

Les « braves gens » peuvent être plus zélés que leurs chefs, sinon le pire n’arriverait jamais.

Tout sauf un détail !

Même année 1924, même journal, le ton reste allègre mais sinistrement prophétique pour décrire le climat électoral : « Quand les femmes votent Völkisch ». Völkisch désignait le militantisme nationaliste allemand qui fondait l’épanouissement du peuple germanique à son enracinement organique dans un lien mystique du sang à la terre. L’amalgame justifie l’idéologie raciste et expansionniste du Troisième Reich (le vocabulaire et la contextualisation des articles sont efficacement restitués par les notes de cette édition).

Le reporter écrivain rencontre une femme décidée à voter pour le parti völkisch. Expérience marquante, annonce-t-il malicieusement. D’abord il est tout heureux de constater que « l’électrice völkisch n’était pas jolie du tout ». Et de pousser, « par courtoisie », son interlocutrice à sortir ce qu’elle a dans le cœur ; il lui demande si elle pourrait tomber amoureuse d’un mulâtre, ou sauverait un Juif qui se noie, et chaque fois la « belle » se récrie, alors il sort la carte finale : « Laisseriez-vous votre fils partir pour la guerre, au risque qu’il en revienne blessé à la moelle épinière et paralysé ? Elle : Cela va de soi ! Sa moelle épinière appartient à la nation allemande. »
Prophétique ; telles épouses de chefs nazis empoisonnèrent leurs enfants en 1945.

Roth y va de son humour : « C’est malheureux, mais je n’ai pas rencontré de jolie femme qui pensât et parlât aussi inébranlablement völkisch. »

La bonne humeur nazie

Roth entame ainsi son article du 19 avril 1924 dans Der Drache : « Juste une image : un jour de Pâques chez les Völkisch ; leurs mœurs et coutumes. » Et il présente la lyrique équipée qui s’entasse sur le quai de la gare pour partir pique-niquer dans la sainte nature allemande. Ils s’y croient, au temps des Valkyries, d’Odin, Thor, les trolls…: « Ce sont les descendants de libraires épiques, de douaniers guerriers, de professeurs de lycée tueurs de dragons, (…) bref : ce sont les fils héroïques des monarchistes et petits-bourgeois chantés dans des poèmes pleins d’allitérations, les rejetons de la dureté du chêne fait homme.

C’est le futur de l’antique nature allemande (…) : une massue en os en guise de tête, la chevelure graissée de brillantine ; des coups de poing américains à la place des mains ; leur poitrine gonflée de sentiments nationaux, des mèches à incendier les intestins ; la fureur d’une brute déchaînée comme force motrice et direction spirituelle. »

Cela commence à nous rappeler les festives beuveries des SA filmées par Luchino Visconti dans Les Damnés (1969). On n’est pas encore à cette Nuit des longs couteaux (1934) où les SS « épurèrent » les SA .

En 1924 le train de campagne forme « un tendre fond acoustique au beuglement du chant d’Ehrhardt » [putschiste d’extrême-droite qui créa le Viking Bund – ne confondez pas avec les « Pround Boys » que Trump vient de libérer après leur putsch du Capitole du 6 janvier 2021 – dont les membres participèrent à l’assassinat de Rathenau, ministre de la République de Weimar qui prôna l’Etat de droit] « et de l’antisémitisme musicien. »

La gaillarde écologie nazie

L’écrivain livre une description à la fois concrète et morale de cette idéologique équipée éprise de pureté raciale et naturelle.
Toujours avec « ce chant infatigable déferlant de leurs gorges, ils se rendirent dans le succédané de la forêt de chêne allemande, où bruissaient les aiguilles de sapins. Sur le sol nourricier (…), ils déballèrent les victuailles des sacs à dos et humectèrent leur palais avec la bière des héros. Puis, sur des troncs d’arbres à distance, ils fixèrent des boîtes de conserve de l’antique Germanie et tirèrent sur ces cibles. La terre allemande tremblait.

De pieux gardes forestiers qui, flairant des braconniers, étaient arrivés en courant, s’éloignèrent quand ils reconnurent l’origine racialement pure des coups de feu. »

Ne manque plus que l’arrivée « des Valkyries virginales, hygiéniques fiancées du vent en sandales à talons plats, leur chasteté intacte »… « les coups de pistolets cessèrent. Des Heil ! retentirent. »

Et Roth aura troussé le féroce enthousiasme de la régression civilisationnelle.

Son illusion autrichienne

Vient 1933 et Joseph Roth déplore « La mort de la littérature allemande ». Son diagnostic rejoint celui de Thomas Mann. Non seulement la production littéraire est mise au pas pour longtemps, « à l’image de la littérature soviétique » et sous les feux des bûchers de livres ; mais les Allemands étaient prédisposés à respecter les livres sans les pratiquer. Et de conclure son article : « Par bonheur, il y aura toujours un peuple germanique, l’Autriche, pour sauvegarder la véritable tradition allemande. »

Trois ans avant l’Anschluss et les ferventes épousailles de l’Autriche avec le martial nazisme… Joseph Roth aimait tant cette partie de l’Europe, aimait tant la décrire dans ses romans, La Marche de Radetsky, Hôtel Savoy, La Fuite sans fin… qu’il contribua à la culture de son pays, en Juif, en homme cultivé.

Jean-Philippe Domecq

A lire et voir :  

Joseph Roth, La Montée du nazisme, 1924-1939, 96 pages, 17€, collection « Théodore Balmoral », éditions Fario, maison dont on ne saurait trop recommander le catalogue et la qualité d’imprimerie.

Les romans de Joseph Roth sont tous accessibles en collections de poche.

De Thomas Mann, la Montagne magique, traduit de l’allemand, annoté et postfacé par Claire de Oliveira paru aux éditions Fayard en 2016, et Livre de poche en 2019 en restitue ce chef d’œuvre dans son allégresse paradoxale, au sein de sa densité bien connue.

Pour poursuivre la réflexion:  Voter Trump. Autres explications, de Jean-Philippe Domecq, Esprit 2025De multiples arguments, à la fois sociologiques, politiques ou économiques ont été mobilisés pour expliquer l’élection de Donald Trump. Mais aucun ne rend compte du phénomène majeur dont le succès de Trump témoigne : le relâchement de toute éthique civique, qui permet à la mauvaise foi de triompher.

Voir ou/et revoir Les Damnés, film de Luchino Visconti.