Killers of the Flower Moon, de Martin Scorsese vs La Note américaine, de David Grann

En 2017 paraissait aux Etats-Unis « Killers of the Flower Moon » de David Grann (« La Note Américaine », traduit en France en 2018 aux éditions Globe), une enquête littéraire passionnante sur une série de meurtres commis au sein de la Nation Amérindienne Osage dans les années 1920. Six ans plus tard, Martin Scorsese l’adapte au cinéma avec Robert de Niro, Leonardo Di Caprio et Lily Gladstone. L’occasion pour Servane Lauriot dit Prévost de commenter ce regard croisé sur un chapitre sombre peu connu de l’Histoire des Etats-Unis.

L’extraordinaire destinée de la Nation Osage

Nous avons tous en tête des représentations de l’Ouest, de ces explorateurs intrépides partis à la recherche de pépites d’or et d’une vie meilleure. On en connaît aussi mieux la conséquence, le triste destin des « Indiens d’Amérique », décimés par les violences et les déplacements forcés au profit de colons toujours plus avides de repousser la « Frontière« .
Au milieu du XIXe siècle, alors qu’elles sont chassées depuis des décennies de leurs terres ancestrales, ces nations Amérindiennes – dont la nation Osage – sont finalement reléguées au « Pays Indien », ensemble de terres arides octroyées par le gouvernement américain dans l’Etat d’Oklahoma.
Quarante ans plus tard, les Osages découvrent d’importantes quantités de pétrole sur leurs terres. En une vingtaine d’années, ils deviennent le peuple le plus riche au monde, comme une revanche sur une société qui avait pensé les bannir sur un territoire dont personne ne voulait.

Un chapitre noir de l’Histoire de l’Amérique

Si les droits de propriété de ces terres ne peuvent être transmis hors des familles Osages, les droits d’exploitation eux, sont vendus aux plus offrants. La promesse de richesse attire la convoitise, et le territoire Osage change rapidement de visages : businessmen souhaitant faire fortune, commerçants cherchant à s’établir, crapules en tous genres flairant le profit… Des centaines d’entre eux débarquent chaque jour à Fairfax, la capitale, pour s’approprier par tous les moyens une part de cette fortune qui grossit de jour en jour.
Dans ce contexte de rapprochement entre la nation Osage et le reste de l’Amérique, les mariages mixtes sont de plus en plus courants. Symboles d’un futur commun, ils sont aussi souvent le moyen le plus sournois et cruel qu’ont trouvé certains escrocs pour se positionner au plus proche du butin.
Par ailleurs, et malgré un rapport de force financier à leur avantage, les femmes et hommes Osages sont victimes d’un racisme grossier et systémique : rapidement mis sous tutelle financière, il leur est interdit de dépenser leur argent comme ils le souhaitent, chaque frais devant être validé par des hommes Blancs sans scrupules et estimant légitime de se servir au passage.

Les trois sœurs de Molly Burkhart, Molly (droite) Photo retrouvée par David Grann, La Note américaine.

Une série suspecte de disparitions

Dans les années 1920, alors que la richesse des Osages est très médiatisée, des dizaines d’entre eux sont retrouvés morts dans des circonstances suspectes : empoisonnés, abattus d’une balle dans la tête, tués dans des explosions, mourants à petit feu de maladies étranges. Quasiment tous sont de jeunes adultes dans la force de l’âge, dont les trois sœurs de Molly Burkhart. Celle-ci a épousé Ernest Burkhart, homme Blanc peu intelligent et facilement manipulable. Il est le neveu de William Hale, une sorte de « grand-père Blanc », bienfaiteur charitable de la communauté, qui a en réalité la main dans toutes les magouilles de spoliation…

Ce qui s’apparentait à des faits divers décorrélés ressemble de plus en plus à un complot à grande échelle. J. Edgar Hoover (1895-1972), la trentaine à peine, arrive à la tête de l’ancêtre du FBI, qui est alors loin d’être l’agence toute puissante que l’on connaît aujourd’hui. Bien décidé à se faire un nom, il lance l’enquête sur les meurtres Osages et envoie l’agent Tom White sur place, un homme intègre qui fera la lumière sur cette histoire sordide.

Un travail d’investigation hors-norme

Molly et Ernest Burkhart & Willam Hale Photos retrouvées par David Grann, La Note américaine.

Comme pour son 1er livre-enquête (« La Cité perdue de Z », paru en France en 2020 aux éditions Points, adapté aussi au cinéma par James Gray) qui investiguait la disparition de l’explorateur Percy Fawcett lors d’une expédition au cœur de l’Amazonie en 1925), David Grann a effectué un remarquable travail d’investigation avec cette précision quasi scientifique chère aux romanciers américains : la densité d’informations traitée, la précision des témoignages, l’abondance des photos partagées dans le livre sont autant de preuves d’un travail de recherche minutieux pour cerner la vérité historique.
La granularité qu’il a su redonner à des personnages qui auraient facilement pu être réduits à leurs statuts monolithiques de victime, d’assassin ou d’enquêteur, lissés par 100 ans d’Histoire, font la force du récit qui tranche avec l’histoire de l’Ouest Américain, si souvent fantasmée, romancée et édulcorée.
Ici, rien n’est épargné au lecteur : ni la sauvagerie, ni la cupidité, la corruption ou encore le racisme qui régnaient à l’époque.

S’il n’avait pas été aussi immersif et captivant, le style journalistique de Grann, dénué de fioriture et donc très descriptif, aurait pu être intimidant, voire ennuyeux à la lecture.

Avec talent, David Grann arrive cependant, tout en transmettant une quantité impressionnante d’informations, à construire une ambiance, à tresser avec dextérité les brins de multiples histoires personnelles qui, se répondant les unes aux autres, finissent par constituer l’Histoire avec un grand H.
Chaque personnage, au-delà de son destin individuel, représente en effet pour Grann une opportunité d’explorer et d’écrire cette Histoire de l’Amérique. A travers la vie de Tom White, l’agent qui a résolu certains des meurtres Osage, le lecteur en apprend par exemple beaucoup sur les débuts du FBI, le système judiciaire des pénitenciers, ou encore l’agacement des justices locales lorsqu’elles voient débarquer cette agence fédérale sur leurs plates-bandes.

Martin Scorsese : le pari fou de l’adaptation

Killers of the Flower Moon Martin Scorcese 2023 Photo DR

Oui, de la folie, il en faut pour s’attaquer à une histoire d’une telle ampleur et pour réussir à la retranscrire avec authenticité, tout en y réinjectant le liant fictionnel qui le différencie d’un simple documentaire.
D’aucuns diront que Scorsese n’a pas pris beaucoup de risques dans cette adaptation très proche de l’enquête de Grann ; Scorsese et Eric Roth, son scénariste, y ont pourtant travaillé pendant 5 ans, le réécrivant en totalité après 2 ans pour mieux refléter le point de vue des Osages… (pour mieux obtenir un Oscar du meilleur scénario adapté à la clé ?), voire qu’il a manqué l’occasion d’en faire un film à sensations fortes, une enquête explosive, ou un thriller haletant.
Ce décalage risque de surprendre les habitués aux chefs d’œuvres de Scorcese, de Casino à Gangs à New-York.

La subtilité de l’adaptation signe un film crépusculaire et méditatif, loin des blockbusters aux nombreux effets spéciaux, personnages sans relief et scènes d’action épiques auxquelles on pouvait s’attendre suite au visionnage de la bande-annonce.

La fresque de 3h26 parvient à rendre – avec une sorte de révérence au livre et au cinéma d’antan – toute la complexité de ce chapitre noir de l’Histoire des Osages : leur peur d’un piège qui se referme sur un peuple toute entier, la cupidité sans limite des Blancs, les frontières morales bafouées à répétition par une communauté locale corrompue jusqu’à la moelle.

Un casting prestigieux et convaincant

Killers of the Flower Moon, de Martin Scorcese Photo DR

On retrouve dans le film l’ensemble des personnages du livre – y compris les plus secondaires – avec en premier plan Molly Burkhart (Lily Gladstone), son mari Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio), l’oncle William Hale (Robert De Niro) et Tom White, l’agent du FBI (Jesse Plemons).

DiCaprio étonne : si au début du film on a du mal à croire en son interprétation d’un Ernest Burkhart aussi stupide que naïf, il nous convainc scène par scène, devenant à l’écran un homme méprisable, sans courage ni esprit critique, manipulable par tout son entourage.
On pourrait par ailleurs être tenté de vouloir un William Hale plus caricatural encore, mais son double jeu froid et rusé, révélé au fur et à mesure du film, est très bien rendu par De Niro. Au point où il est facile d’imaginer toutes les autres horreurs auxquelles cet odieux personnage a participé sans jamais être inquiété par la justice.
Molly Burkhart, comme dans le livre, a un rôle assez passif, très cantonné au statut de victime. Si certains prédisent à Lily Gladstone un Oscar pour son interprétation, j’ai eu du mal à m’attacher à son personnage malgré son jeu pourtant tout en subtilité et en regards.

Là où David Grann propose, pour chacun de ces personnages, un portrait riche mais nécessairement partiel, du fait de l’absence d’archives vidéo, le film de Scorsese nous permet de les apprécier en chair et en os, avec leurs accents, leurs mimiques et leurs émotions.

Les motivations qui les animent, déjà claires dans le livre, crèvent l’écran au cinéma.

Killers of the Flower Moon, de Martin Scorcese 2023 Photo DR

Seul le personnage de Molly ne semble pas revêtir ces facettes avec autant de relief, et reste donc assez mystérieux. On a envie, finalement, d’en savoir plus sur elle : que pensait-elle de tout cela ? Quand a-t-elle su que sa proximité avec la famille de Hale était la source de son malheur ? Comment n’a-t-elle pas vu qu’Ernest, son mari qui certes l’aimait, avait eu un rôle aussi central dans sa souffrance ?

Visuellement, l’ensemble – la manière de filmer, les décors et les costumes – reste un peu lisse, un défaut que semblent avoir tous les films qui sortent dans les salles depuis quelques années, et encore davantage lorsqu’il s’agit d’un film historique. En tant que lectrice, j’attendais beaucoup d’une adaptation cinématographique qui puisse donner vie aux photos et archives illustrant le livre.

Si les couleurs magnifiques des vêtements Osages contrastent avec la crasse des villes sortant de terre autour des tours de forage, le filtre sépia gomme ce que devait être la vie aux Etats-Unis dans les années 1920. Le résultat laisse au spectateur un peu en retrait de l’histoire, témoin de son déroulement mais pas totalement immergé dans son ambiance pourtant si particulière, comme dans le livre. Il aurait été vraiment pertinent de clore le film sur quelques chiffres et photos d’origine essentiels pour rappeler au spectateur que cette histoire est tirée – plus que jamais – de faits réels, que la littérature et le cinéma ont su désormais bien révélés.

#Servane Lauriot dit Prévost