Je ne serai pas toujours là, de Catherine Soullard (éditions Marie Romaine)

Catherine Soullard, romancière et critique de cinéma – on lui doit notamment Johnny, hommage à Johnny Guitare de Nicholas Ray (éditions du Rocher) – mais aussi productrice à France Culture par le passé, rembobine tous les temps de la vie d’un vieil homme dans Je ne serai pas toujours là (éditions Marie Romaine). Le roman au charme doux-amer est porté pour Anne-Sophie Barreau par une langue belle et précise.

Catherine Soullard, autrice Photo Rolan Menegon

Sa vie, Charles sait bien qu’il est au bout, et il se demande ce qu’il en a fait.
Catherine Soullard, Je ne serai pas toujours là

A l’endroit de Je ne serai pas toujours là où on les lit, soit à la fin du premier tiers, ces mots, qui par ailleurs pourraient en tenir lieu de résumé, font forte impression. On sait pourquoi. En quarante premières pages serrées et sensibles, Catherine Soullard, avec un art du montage où l’on reconnaît la passionnée de cinéma, a alternativement donné consistance à chacun de ces termes, cap qu’elle tient jusqu’au bout.

Au bout de sa vie vraiment ? Pas tout à fait.

Aussi âgé soit-il, Charles, qui vit seul dans son appartement parisien, n’a pas encore dit son dernier mot. Il a ses routines – « Il avait fait son tour, pris son petit déjeuner au café des sports comme tous les matins, acheté le journal au kiosque de Gérard près de la bouche de métro » – se pâme devant le sourire de sa banquière résigné que « son âge le préserve du ridicule » mais horripilé qu’elle « l’aide à mettre son pardessus » – fait des orgies de pâtisseries et des batailles avec Simone son aide-ménagère. Magnifique Simone :

Allez, Simone, c’est la bataille, elle aurait baissé les yeux, filé à fond de train derrière la porte de la cuisine dans le placard à balais, aurait saisi l’épée de Charles, l’aurait dégagée de son fourreau et la lui aurait tendue, puis elle aurait noué à sa taille le tablier à coquillages en toile cirée et empoigné le manche de balai qui avait perdu sa brosse et que l’on gardait pour l’occasion, il se serait assis sur le lit, aurait posé sa canne sur ses cuisses et agité l’épée de la main droite en braillant En garde, c’est la bataille comme s’il avait perdu la tête et madame Simone aurait fait face, les deux mains sur son manche à balai s’éloignant quand il ne se contrôlait plus, mais pas trop car l’esquive décuplait son excitation.

Surtout, lui qui n’a jamais été père, chérit l’amour qui le lie à Adrien, dix ans, bouleversé que l’enfant ait décidé un jour de l’appeler Papy :

Il s’était enfermé dans la salle de bains pour écouter résonner en lui-même dans le silence froid et blanc les mots que l’enfant avait prononcés, il était si troublé qu’il se demandait s’il avait bien entendu, toujours comme ça quand il était ému, il oubliait instantanément ce qu’on lui avait dit.

Adrien qui, ceci dit, n’est pas loin d’être authentiquement un membre de la famille, tout comme sa mère, Nathalie, à laquelle Charles est également profondément lié, l’un et l’autre étant étroitement associés aux êtres autrefois aimés, aux fantômes, aux regrets, lesquels, sans doute, expliquent que dans les mauvais jours, il puisse arriver à Charles de taillader lanière après lanière son survêtement, « cette horreur informe lavande et marron », ou qu’il s’affaisse en plein jour sur la banquette d’une carcasse de DS alors que parti se promener, il a présumé de ses forces.

Mais il serait dommage de trop en dire.

Juste que la remémoration et le présent par un subtil jeu de correspondances ne cessent d’entrer en résonance tant et si bien que tous les temps de la vie de Charles semblent se confondre. Et qu’en miroir d’êtres absents, disparus ou à distance desquels il est resté –  lui qui a le sentiment d’avoir passé sa vie « à attendre qu’un événement arrive, que sa vie explose, qu’une rencontre change tout » – ce sont les lieux, dont il se rappelle avec une rare précision, qui lui ont toujours fait escorte : aujourd’hui son havre parisien, hier, l’appartement familial, ou encore le rez-de-jardin d’une nourrice à Issy-les-Moulineaux  – « l’endroit est exigu, une chambre avec grand lit sur lequel trône une poupée à jupons, une commode recouverte d’un napperon de dentelle et au centre, un flacon de parfum à la violette », ou la chambre d’hôtel où il a « atterri » un jour avec la femme aimée – « papier à fleurs, table bancale et chaise pliante, couvre-lit rose, et lavabo entartré dans le coin, robinet qui goutte, fenêtre pourrie qui donnait sur une rue trop calme ».
Tous lieux gardés en mémoire donnant sens de manière poignante à la citation de Jean-Luc Nancy qui figure en incipit « Une vie, ça se vit ».

Anne-Sophie Barreau