La Collection Morozov. Icônes de l'art moderne (Fondation LVMH)
Tous les jours 10h-20h, Nocturne les vendredi – Réservation
Catalogue, sous la direction d’Anne Baldassari, colossal et superbe. éd. Gallimard, 524 p. 49,90 €
Autant pour les tableaux, que pour leur mise en scène, l’exposition Morozov à la Fondation Vuitton se révèle absolument stupéfiante. La collection des deux frères Morozov, ruinés par la révolution russe, renaît au bois de Boulogne. Elle retrouve même son unité après avoir été arbitrairement dispersée entre trois musées, de Moscou à Saint-Pétersbourg.
La révolution Morozov à la Fondation Vuitton
Les 200 trésors, peintures et sculptures, s’ouvrent sur l’avant-garde russe et rassemblent les grands noms de l’impressionnisme. Cette autre révolution française qui de Degas à Gauguin va bouleverser la peinture à partir de 1874.
Une Tahitienne aux airs de paradis perdu
Le personnage en blouse bleue de Manet pouvait encore passer aux yeux en œillère des soviets, en dépit de sa touche brossée du bout du pinceau, mais pas La Tahitienne aux seins nus de Gauguin sous ses airs de paradis perdu, qui interroge le spectateur Eu haere ia oe (Où vas-tu ?). Une salle entière est d’ailleurs consacrée au peintre parti loin, en quête de toujours plus de lumière, de la Bretagne au Pacifique en passant par la Provence.
Anciens serfs, les frères Morozov se sont enrichis dans l’industrie textile et l’art sublime leur réussite en leur offrant une sorte de rédemption. Ils appartenaient à la secte des vieux-croyants, une branche rebelle de l’Eglise orthodoxe, et ce côté dissident les a préparés à voir l’art moderne sans trop de préjugés. Echappés du servage, leur fuite en avant-garde exige du courage, et encore plus d’audace pour aller à Paris acheter des toiles de Picasso, dont Les Deux saltimbanques et le portrait cubiste de Vollard sont les plus beaux exemples.
Un duo de mécènes russes complices
Certes, ils ont les poches pleines et l’œil curieux, mais aussi un mentor, Sergueï Chtchoukine. Sa collection a déjà été exposée en 2016 à la Fondation Vuitton (1,3 million de visiteurs), et c’est un bonheur de compléter ce duo de mécènes russes, aussi rivaux que complices. Il serait tentant de les jauger, et Chtchoukine l’emporte d’une courte tête en matière de goût, grâce à Matisse qu’il fait venir à Moscou pour décorer son hôtel particulier.
L’émulation de ces deux hommes, auxquels il faut ajouter les achats des frères Tretiakov (thème d’une troisième expo ?) propulse alors la Russie au sommet de la peinture, et influencera en retour les artistes russes. Le portrait d’Ivan Morozov, peint par Sérov, avec son compotier de fruits chipés à Cézanne, en témoigne.
La boîte aux pans coupés de la Fondation
L’artiste fétiche d’Ivan Morozov, Maurice Denis, fait donc pâle figure en comparaison, même si ses panneaux éclatants de joie de vivre, avaient été recouverts par le régime soviétique qui les jugeait « bourgeois ».
Le peintre et décorateur avait été à l’époque invité à Moscou, et trouvait son œuvre « un peu isolée dans une grande salle froide », et avait demandé à Ivan Morozov d’ajouter des bronzes de Maillol, les voilà réunis et rayonnants dans l’édifice de Frank Gehry. Avec ses coins anguleux comme un diamant brut de taille enveloppé dans un papier de soie, cela n’avait rien d’évident, mais la salle aveugle entièrement vouée à La Ronde des prisonniers de Van Gogh offre un huis clos inouï à ce tableau majeur, et achèvera de convaincre les derniers pisse-froids restés jusqu’ici dubitatifs sur la boîte aux pans coupés de la Fondation Vuitton.
#ThierryDussard
Composé de six essais, le catalogue s’efforce de comprendre la dynamique des deux grands collectionneurs moscovites d’art moderne occidental en esquissant notamment le contexte social et culturel dans lequel se forma la destinée des Morozov.
S’il retrace à la fois l’histoire de ces industriels philanthropes, il s’attache surtout « à comprendre cet étrange et impérieux « art de collectionner » dont ils partageaient la passion, presque l’addiction, insiste dans son introduction Anne Baldassari. Au-delà de la légende, il est frappant d’observer leurs manières et leurs goûts, afin de mieux comprendre comment, en ce début de siècle tourmenté, ces grands capitalistes, entrepreneurs de génie, surent reconnaître et soutenir la peinture contemporaine russe et française la plus audacieuse. Comme Chtchoukine, Ivan Morozov franchit les étapes fastidieuses et incertaines de son apprentissage de l’art contemporain français, le menant de même des « petits maîtres » du Champs-de-Mars, aux impressionnistes, nabis et fauves. (…)
À travers le regard des peintres, observons ces grands protagonistes et avançons au fil du temps dans ce monde disparu encapsulé dans les signes, couleurs et sensations singulières n’appartenant qu’à la peinture. »