L'Abstraction. Arnauld Pierre & Pascal Rousseau, Citadelles Mazenod
jusqu’au 22 janvier 2022. Histoires d’abstraction, le cauchemar de Greenberg, Fondation d’entreprise Pernod Ricard, 1 Cr Paul Ricard, 75008 (entrée libre)
Alors qu’expositions et livres se multiplient pour cerner l’abstraction, notamment à la Fondation Pernod Ricard jusqu’au 22 janvier 22, la somme d’Arnauld Pierre & Pascal Rousseau (Citadelles Mazenod) va au-delà d’un état des forces en présence magnifiquement illustré, pour brosser une indispensable réflexion sur un paradigme esthétique irréductible de la modernité qui se conjugue au pluriel.
Un changement de paradigme, plus qu’une évolution stylistique
« Vous savez ce qu’a dit Giacometti de l’abstraction ? Que c’est l’art du mouchoir de poche » la déclaration récente David Hockney confirme que l’abstraction comme langage visuel n’a rien de consensuel. Paradoxalement, plus l’abstraction est au centre d’expositions ou de livres, plus sa légitimité semble toujours contestée (comme une « agression faite au bon sens » cf. Benjamin Olivennes) : art contemporain, avant – garde et abstraction sont mis sans ménagement dans le même panier d’une imposture de l’histoire.
C’est en toute conscience d’une esthétique bousculée, qu’Arnauld Pierre et Pascal Rousseau revendiquent et nous entrainent dans ‘une lecture plus intermédiale’ de ce qu’ils appellent « un paradigme esthétique ». Grâce à une érudition pluridisciplinaire et une splendide iconographie, leur récit rappelle que ce lent murissement est passée d’abord par l’esprit avant de se libérer sur la toile, et qu’il dépasse le cadre de la peinture : » L’abstraction n’est pas née sur la toile, mais sur la scène, dans les spectacles de projections chromolumineuses qui sont aujourd’hui totalement oubliés. »
L’enjeu d’un nouveau « folklore planétaire» et d’un universalisme riche de toutes les singularités.
Derrière cet ‘universalisme abstrait’ tant décrié, les auteurs pointent avec justesse une dynamique positive qui transcende « les replis identitaires toujours plus fragmentés et excluants » : « Dans un contexte aiguisant certaines postures conflictuelles, il est utile de réévaluer l’ambition espérantiste de l’abstraction quand elle s’appuie, au-delà des visées technocratiques, sur un langage commun sinon communiel, tout en veillant à consolider des objectifs inclusifs. »
Privilégier l’aventure collective à l’épopée individuelle
L’émergence de l’abstraction est à comparer avec le printemps de la Renaissance florentine : « Autour de 1910, un nombre croissant d’œuvres produites par des artistes disséminés dans le monde occidental s’affranchissent délibérément de la reproduction mimétique du réel pour se livrer au jeu apparemment arbitraire des lignes, des formes et des couleurs. »
Il parait difficile de nier l’impact de ce changement de paradigme où les sensations conduisent à des réalités invisibles. Surtout quand c’est la science qui ouvre la voie : « L’abstraction apparaît comme largement tributaire du statut moderne de l’œil dans son étroite relation aux autres sens – la question des synesthésies –, quand s’impose une nouvelle interprétation des relations cognitives entre le monde extérieur et l’individu ».
Sortir des caricatures formalistes et généalogiques
Le mérite des auteurs est de sortir l’abstraction, des caricatures du café du commerce (le beau est figuratif) ou des dynamiques téléologiques d’un Clément Greenberg qui la justifie comme ‘la peinture qui ne parler que d’elle-même » : « Loin de s’arracher au monde des phénomènes, l’abstraction offre sous cet angle une traduction nouvelle du visible, et son approfondissement. Ni absence au monde ni sacrifice de la signification, elle n’exclut aucun des liens tissés entre le sujet moderne et les représentations du monde que lui suggérait une science jamais désublimante mais au contraire toujours enchanteresse »
Un universalisme abstrait sans cesse hybridé
Avec cet éclairage, les conceptions des pionniers se nourrissent d’un même terreau spirituel : Kupka, Delaunay, Picabia Kandinsky, Mondrian, Malevitch, Larionov Čiurlionis et c’est aussi l’occasion de réhabiliter quelques figures féminines comme Hilma af Klint et Georgiana Houghton….
Sans s’attarder à décerner un « podium » aux pionniers (l’attribution de l’invention devint une guerre de « veuves ») les auteurs se concentrent sur l’essentiel, à savoir décrypter la lente dynamique et le sens de la « peinture pure », l’importance des sources d’inspirations -dont la théosophie – dans ses enjeux esthétiques, « loin de se dissocier de la question de l’image, a fini par l’intégrer totalement à son discours comme à ses pratiques ».
Sans oublier sa dimension symbolique, face à l’émergence d’un « réaliste » esthétique totalitaire entre les deux guerres : « L’abstraction, dans son dessein de fonder la langue visuelle commune de l’humanité, est inséparable de ce souci de faire communauté et d’établir les conditions d’un authentique cosmopolitisme, par-delà les barrières politiques, linguistiques et culturelles. »
Sortir des chasses aux sorcières
Après brossé bon nombre de ses avatars, pointant qu’ ‘au début du xxi e siècle, après plus d’un siècle d’histoire, l’abstraction était devenue un art de mémoire’ les deux auteurs relèvent qu’ « il est sans doute nécessaire que les formes de l’abstraction réintègrent un jour leur lieu originel: l’espace matriciel du tableau. »
Et ne cachent pas les défis à relever pour projeter un avenir à cette ‘abstraction’ loin des simplifications : « Le premier de ces objectifs cherche à réintégrer des acteurs souvent trop vite évincés des histoires canoniques de l’art abstrait (parce que n’ayant pas toujours maintenu le cap d’une orthodoxie non figurative ou parce qu’ayant produit en marge des grands courants identifiés, deux démarches souvent associées à des engagements avortés, voire « impurs »). Le second vise à ne pas opposer ce tropisme des universaux aux revendications de «particularismes, subalternes ou pas, qu’ils soient associés aux questions de race, de genre et de sexualité. »
Quel est le cauchemard de Greenberg, à la Fondation Pernod Ricard
En écho aux réflexions d’Arnauld Pierre & Pascal Rousseau sur le récit téléologiques de Clément Greenberg, Marjolaine Lévy commissaire de l’exposition à la Fondation d’entreprise Pernod Ricard, constate que malgré sa force et sa séduction, l’histoire plurielle du courant abstrait rend le récit du critique américain largement chimérique. « La géographie déstabilise ce dernier tout autant. Confrontée à des scènes, notamment non-occidentales, qu’elle avait ignorées, l’histoire presque exclusivement franco-américaine rêvée par Greenberg perd une large partie de son crédit. » . C’est ici que commencent « Histoires d’abstraction, le cauchemar de Greenberg ».
Pour l’illustrer, la commissaire convoque l’artiste marocain Mohamed Hamidi l’une des abstractions de l’âge postcolonial les plus convaincantes, l’artiste libanaise Huguette Caland débutait la série picturale Bribes de corps (1973-1979), avec laquelle l’abstraction naît de l’agrandissement d’un détail de corps féminin… Elle démontre que « la création toute contemporaine révèle que le commerce, proscrit par Greenberg, de l’abstraction avec la narration, les symboles et la référence est très vivace, qui, de diverses façons, remettent en question le mythe greenbergien de l’abstraction comme moyen pour la peinture de ne parler que d’elle-même. »
A découvrir une sélection internationale, d’œuvres d’une dizaine d’artistes : Laëtitia Badaut Haussmann, N. Dash, Adélaïde Fériot, Vidya Gastaldon, Loie Hollowell, Seulgi Lee, Ad Minoliti, Ulrike Müller, Serge Alain Nitegeka, Rafaël Rozendaal, Stéphanie Saadé, Daniel Steegmann Mangrané.