Culture
Lacan, l’exposition, Quand l’art rencontre la psychanalyse (Centre Pompidou-Metz - Gallimard)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 30 avril 2024
« L’artiste fraie la voie au psychanalyste »: compte tenu de certains concepts lacaniens parfois vertigineux, le risque d’un certain ésotérisme psychanalytique était bien réel pour Olivier Olgan auquel n’échappait pas Freud du MAJH. S’ils scandent le parcours de « Quand l’art rencontre la psychanalyse » du Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 27 mai 2024 ouvre les fructueuses relations du « caché/révélé » chères à Jacques Lacan (1901-1981) avec l’art et les artistes grâce des dizaines de chefs d’œuvres magistralement commentés. L’effervescence intellectuelle de l’ancien propriétaire L’Origine du Monde et grand collectionneur est stimulante. Le catalogue Gallimard constitue un socle indispensable pour prolonger le rapprochement – en 12 sections – de près 300 œuvres et une centaine d’entrées. Le regard est roi, entre stupéfaction et provocation!
L’Origine du monde ne cache pas la forêt de concepts
Si l’exposition magistrale a tout fait pour que « L’Origine du monde », achetée par Lacan en 1955, ne cache pas la très large collection du psychanalyste : de Balthus à Zao Wou-ki, en passant Picasso ou Monet, sans oublier des objets d’art chinois et amérindiens,. Las l’interdiction de toute reproduction de celle-ci par son gendre et ayant droit moral, Jacques-Alain Miller a conduit paradoxalement à renforcer la place du chef d’œuvre de Courbet ! Mais s’y restreindre serait passer à coté d’un véritable patrimoine et rater la présence de Lacan dans le siècle, dont l’expo est le tremplin « pour le faire voir et le faire savoir« .
A l’aulne du foisonnement des concepts engagés, « en regard » des centaines objets associés, des Ménines de Vélasquez au ready made de Duchamp, un certain vertige peut vous saisir, … Il s’agit toujours de se nourrir du « réel » de l’objet artistique, et non de les « idéaliser » ni de produire d’’interprétations théoriques, ou pire psychologies.
Ce n’est pas glorifier l’histoire et la pensée d’un grand psychanalyste du XXe siècle, c’est faire une exposition actuelle sur le monde, sur notre civilisation et ses malaises, sur nous.
Gérard Wajcman, Lacan, le Montreur, catalogue
Malgré les obstacles de « manques » et les risques d’un excès d’égarements dissertant, les commissaires Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, associés aux psychanalystes Gérard Wajcman et Paz Corona, explorent les foisonnantes facettes de cette relation « caché/révélé » à travers des nombreux concepts forgés par Lacan, réunis dans un abécédaire fructueux, nourri des nombreux commentaires du psychanalyste. Autant dire que cela décolle pas mal même si une modestie ontologique s’impose « y a plus de vérité dans le dire de l’art que dans n’importe quel blabla » (Lacan).
Force est de reconnaitre que « l’art ne saurait être un simple objet à interpréter, dans la mesure où l’art est susceptible d’informer le processus analytique lui-même ».
A l’écoute des artistes pour mieux se comprendre, telle est l’intuition lacanienne.
Entre l’exposition et le catalogue s’articulent et s’entremêlent près d’une centaine d’entrées et de trois cents œuvres, parmi lesquelles des chefs-d’œuvre tels que le Narcisse de Caravage, la Sainte Lucie de Francisco de Zurbarán, le Portrait de l’infante Marguerite Thérèse, de Diego Vélasquez, ou encore La Condition humaine et Le Faux Miroir de René Magritte, … de quoi écrire une Histoire du regard alternative!
Le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie.
Pour les commissaires, Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé cette déclaration séminale de Jacques Lacan est le point de départ de l’exposition. La pensée de Lacan sur l’art est à comprendre comme une suite de rencontres avec des œuvres. Sa pensée de l’art est toujours reliée à une expérience physique avec des objets visuels. A rebours d’une conception purement rétinienne de l’art privilégiant la seule subjectivité de l’artiste, « ce sont les regardeurs qui font [aussi] les tableaux ».
Une théorie sensuelle du regard
C’est qu’à la croisée de la philosophie contemporaine et de l’histoire de l’art ancien, Lacan a forgé une théorie du regard, la plus puissante qui soit. Au point de faire du regard un objet, un objet fondamental, déclarant que le sujet, le spectateur du monde, le sujet voyant est d’abord un être regardé.
Y compris par les œuvres d’art elles-mêmes – envisagées structurées comme un œil, avec un trou au centre.
S’il est difficile de rendre compte d’une pareille effervescence, quelques repères inciteront l’amateur à aller au Centre Pompidou Metz et de se procurer le catalogue, qui fera date.
Gérard Wajcman, Lacan, le Montreur, catalogue
Trois régimes de regard
«Lacan, l’exposition » peut se lire à partir de trois régimes de regard, renvoyant à trois régimes de rencontre :
le regard porté par Lacan sur les œuvres;
le regard porté par les artistes sur la pensée de Lacan;
les œuvres qui ne sont ni indexées par Lacan, ni indexées par les artistes en référence directe au psychanalyste mais qui sont susceptibles de regarder la pensée de Lacan.
Ces trois régimes, Lacan les a formulés, à sa manière, dans son « Hommage fait à Marguerite Duras » :
« J’enseigne que la vision se scinde entre l’image et le regard, que le premier modèle du regard est la tâche d’où dérive le radar qu’offre la coupe de l’œil à l’étendue. Du regard, ça s’étale au pinceau sur la toile, pour vous faire mettre bas le vôtre devant l’œuvre du peintre. On dit que ça vous regard de ce qui requiert votre attention. »
Bernard Marcadé, De l’art, nous avons à prendre la graine », catalogue
Le contrepied de l’idéalisme de Platon
« Nous ne pouvons que sentir l’aberration qui se formule dans la position implacable du philosophe – Platon fait tomber l’art au dernier degré des œuvres humaines, puisque pour lui, tout ce qui existe n’existe que dans son rapport à l’idée, qui est réelle […]
Si l’art imite, c’est une ombre d’ombre, une imitation d’imitation » Séminaire VII«Bien sûr les œuvres de l’art imitent les objets qu’elles représentent, mais leur fin n’est justement pas de les représenter. En donnant l’imitation de l’objet, elles font de cet objet autre chose. Ainsi ne font-elles que feindre d’imiter. L’objet est instauré dans un certain rapport à la Chose qui est fait à la fois pour cerner, pour présentifier, et pour absentifier. […]
Plus l’objet est présentifié en tant qu’imité, plus il nous ouvre cette dimension où l’illusion se brise et vise autre chose » Séminaire Livre IX
Présentifier et absentifier, dans un même mouvement, tel est ce qui bat au cœur du processus de toute représentation. Quand René Magritte écrit «Ceci n’est pas une pipe » sous une image très bien réalisée d’une pipe, il montre en quoi cette représentation, fût-elle la mieux « léchée » possible, ne saurait être fumée en dépit de sa ressemblance avec son référent. (…)
Le trompe-l’œil de la peinture est sans doute un des processus visuels les plus en phase avec l’expérience analytique.
Retournement radical de perspective, que l’œuvre d’art n’est pas interprétable mais interprète.
L’œuvre porte en elle-même une puissance interprétante du regardeur. Par-là, en élevant l’œuvre à la dimension d’objet a, on pourrait dire que Lacan réinstaure l’art dans sa puissance léonardienne de cosa mentale. (…)
Si on conçoit l’interprétation comme un doigt pointé, une «allusion», alors l’interprétation sort du registre de la démonstration pour celui de la monstration. Ainsi, on passe d’un statut de la vérité qui se dit, ou se mit-dit, à l’idée que la vérité se montre. En quoi l’art prend la dimension d’un acte de théorie pure. Ce sera ici une monstration de Lacan.
Gérard Wajcman, Lacan, le Montreur, catalogue
Le regard des choses, ce n’est pas seulement à l’œil qu’il échappe
C’est aussi à la science, au regard clinique du médecin des yeux comme à celui du physicien spécialiste d’optique. Et pourtant, ce regard du dehors est ce par quoi nous prenons place dans le visible. La question n’est plus de savoir ce que c’est que voir, mais ce qui nous détermine dans le visible. «C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du regard que j’en reçois l’expérience.»
Ce qui nous détermine foncièrement dans le visible, dit Lacan, c’est le regard qui est au-dehors. (…)
Je vois mais, dès lors que je suis vu, je fais partie du spectacle du monde. Renversement surprenant, dire que le regard est au-dehors, que je suis regardé, cela revient à dire que je suis tableau.
Regard, abécédaire, Gérard Wajcman, Lacan, catalogue
Ces quelques extraits ne sont que quelques fragments d’apprentissage du regard retenu de cette immense et brulante expérience lacanienne. A prolonger.
Pour aller plus loin
Jusqu’au 27 mai 2024, Lacan, l’exposition – Quand l’art rencontre la psychanalyse, Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits de l’Homme 03 87 15 39 39 •
Catalogue, Sous le commissariat de Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, avec Paz Corona (psychanalyste) et Gérard Wajckman (écrivain et psychanalyste) (Gallimard, 320 p. 39€) Autour des essais des commissaires, sa forme d’abécédaire permet d’associer un concept majeur de ses recherches, avec des correspondances artistiques les plus variées, de Saâdane Afif à Zao Wou-Ki : D’ « Amour » à « Zeuxis et Parrhasios ». Certains sont des plus évidents, comme « Narcisse », « Regard », ou « Miroir » ou « Tableau », d’autres plus surprenants voir déroutants comme « Broodthaers », Parlêtre », « Pas-tout » ou « Politiques de l’autruche », … Chacun met en résonnance les œuvres que Lacan a lui-même indexées ou commentées, mais aussi mises en perspective par les commissaires avec les œuvres modernes et contemporaines, pour une Histoire du regard inédite et actuelle.
… dans cette idée que le corps se donne au sujet à travers l’image, il faut entendre plus qu’une pure illusion : c’est par l’image que l’homme accède à l’unité anticipée de son corps. La représentation permet l’unité du corps humain. Lacan parle de « la préférence pour l’image», mais en soulignant que cette spécificité humaine a « une raison dans le réel», la «prématuration ».
Stade du miroir, Gérard WajcmanLa vérité du visible, c’est l’impossible à voir, c’est qu’il manquera toujours quelque chose à voir. Le seul objet qui soit au-delà du visible, c’est l’objet qu’on y suppose, et qui soutient notre regard. Autant dire que le seul objet au-delà du visible, c’est notre désir de voir.
Zeuxis et Parrhasios, Gérard Wajcman
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