Beaux-livres : L'Aquarelle, de Marie-Pierre Salé (Citadelles & Mazenod).

Citadelles & Mazenod, 416 p., 189,00 €

A la fois technique et genre, la peinture à l’eau souffre en France d’un déficit d’image alors qu’elle s’est imposée en Angleterre et aux États-Unis comme média esthétique majeur. Dans un somptueux livre, le texte précis et stimulant de Marie-Pierre Salé entreprend à le réhabiliter chronologiquement du manuscrit médiéval jusqu’à la naissance de l’abstraction avec ceux qui ont su le rendre moderne.

L’histoire d’ une technique et un genre

Comme L’art du Pastel, chez le même éditeur (2014), l’aquarelle souffre d’être à la fois une technique et un genre. Grâce à une somptueuse iconographie magnifiée par son format, ce nouvel ouvrage de référence réhabilite cette expression artistique, longtemps considérée comme mineure, un loisir d’amateur tant « la condescendance pour le genre de l’aquarelle aura en partie pour origine sa proximité avec l’estampe coloriée, production jugée alors populaire et méprisable. souligne Marie-Pierre Salé auteure de cette somme somptueusement illustrée, L’Aquarelle (Citadelles & Mazenod). La couleur, qui distingue l’aquarelle du lavis monochrome, expression majeure de la grande tradition du dessin depuis la Renaissance, est suspecte. » constate en outre. « Rares sont les historiens qui s’intéressent à l’aquarelle : pas ou peu de travaux universitaires, peu de publications scientifiques et d’expositions, pas de synthèse de référence. »

Faire le récit d’une aventure esthétique

L’ambition de la conservatrice au département des arts graphiques du Louvre depuis 2012 (après la gestion du fonds des dessins du Musée d’Orsay) est revendiquée, et tenue haut la main. Ce n’est pas seulement une histoire de l’art revue et illustrée par l’aquarelle, avec de nombreuses considérations techniques, ni une approche sociologique avec le développement des sociétés aquarellistes qui occupent une place centrale dans le dynamisme de ce médium. Marie-Pierre Salé développe un récit esthétique qui lui est spécifique : depuis la pratique du dessin colorié dans l’enluminure médiévale jusqu’aux lavis libres et éclatants de couleurs des artistes de l’abstraction.

Un art à part entière, loin des clichés

J. M. W. Turner aquarelle sur papier, accepté par la nation dans le cadre du legs Turner 1856, Tate

Les découvertes qui jalonnent le cheminement de cet art à part entière sont fascinantes ; selon les usages, fleurs, architecture, paysages, et le génie des artistes ; de Durer à Delacroix, sous oublier l’ inventivité technique de l’école anglaise et son plus grand héraut, William Turner. « Une vision aux antipodes des clichés selon lesquels l’aquarelliste, aux gestes mesurés et délicats, procèderait avec ordre et par étapes raisonnées » précise Marie-Pierre Salé, dans son texte toujours éclairant. L’influence anglaise a ouvert une voie nouvelle pour l’aquarelle en France, celle de la modernité qui conduira à son développement ininterrompu jusqu’à Jongkind et Cézanne, et à son émergence en tant que genre reconnu, ayant sa propre esthétique, sa propre histoire. »

Une modernité intacte

Paul Cézanne . Château Noir devant la Montagne Sainte-Victoire, aquarelle

A tout seigneur tout honneur, tout un chapitre est légitimement dédié à Cézanne « considéré comme le plus grand aquarelliste des temps modernes » qui projette l’aquarelle en quintessence de la modernité : « sa pratique de l’aquarelle sur le motif insiste Marie-Pierre Salé n’avait pas pour finalité un relevé rapide sur nature – noter sur l’instant la lumière changeante ou des fluctuations atmosphériques – mais qu’elle signifiait une immersion dans la profondeur d’une vision de la nature, où s’élaborait la transcription lente et réfléchie de ses « sensations colorées. »

L’aquarelle ayant trouvé sa place dans la création d’avant-garde et dans les recherches sur la couleur, elle devient une technique privilégiée pour les artistes expressionnistes (Signac, Kupka, Paul Klee, August Macke, Alfred Stieglitz et Georgia O’Keffe). Et abstraits à commencer par Kandinsky dont « la pratique est intimement liée à ses expérimentations et ses recherches sur la couleur, faisant partie intégrante de son processus créatif ». Sa réinvention par Matisse avec ses papiers aquarellés découpés contribue à une reconsidération radicale au xxe siècle.

Kandinsky, sans titre, aquarelle, 1910. Centre Beaubourg

« L’aquarelle est de nos jours une technique parmi d’autres, libérée du carcan des règles et de la hiérarchie des genres qui ont marqué son histoire aux siècles précédents. conclue ainsi  Marie-Pierre Salé. Pratiquée par des artistes figuratifs ou abstraits, elle n’est pas tombée en désuétude. Gerhard Richter, dans ses dessins à l’encre ou ses aquarelles polychromes, en fait une expression libre, détachée des conceptions traditionnelles du dessin. Pour les artistes abstraits, parmi toutes les formes de peinture, elle seule permet, par les jeux imprévisibles de l’eau, de la dispersion, de la migration et de la fusion des pigments, une invention toujours renouvelée, alliance singulière de la maîtrise et du hasard, simplicité fondamentale d’une matière qui n’est composée que de couleur et d’un peu d’eau. »

Cette épopée magistrale, magnifiquement mise en page s’appuie – comble d’un plaisir de lecture renouvelée – sur un papier d’une extrême volupté.

#OlivierOlgan