Essai : Nathalie Heinich, Le Pont-Neuf de Christo (Thierry Marchaisse édition)

Ouvrage d’art, œuvre d’art ou comment se faire une opinion, Vincennes, Thierry Marchaisse, 2020, 184 p. 20€

Que penser de l’œuvre de Christo & Jean-Claude ? La question ne cesse de tarauder ceux qui se massent pour contempler leur « emballage » de l’Arc de Triomphe jusqu’au 3 octobre 2021. Des réponses existent dans l’enquête de terrain que Nathalie Heinich a réalisée en 1985 sur Le Pont-Neuf, éditée en 2020 par Thierry Marchaisse. Principal enseignement : la réception comme de la compréhension de l’œuvre n’ont guère changé de termes. Sauf peut être la dimension environnementale qui s’est invitée au débat. Retour vers le futur.

Que penser de l’art contemporain ?

« L’art contemporain vit d’abord des réactions, bonnes ou mauvaises, qu’il suscite dans ses publics, (…) (avec) pour définition de transgresser les attentes de sens commun concernant ce que doit être une œuvre » constatait en 1985 Nathalie Heinich sur la réception du public du Pont Neuf de Christo, titre de son enquête à chaud au pied de l’oeuvre à cette époque unique signée de Christo éditée en 2020 avec le sous-titre éclairant, Ouvrage d’art, œuvre d’art ou comment se faire une opinion, accompagné d’un nouvel Avant-Propos. L’emballage éphémère de l’Arc de Triomphe jusqu’au 3 octobre 2021 relance le débat (et les postures) sur l’art contemporain qu’elle avait déja synthétisé en 1985.

Force est de constater que si depuis 1985 le public a pu se frotter à de nombreuses œuvres installées dans le domaine public – des Deux Plateaux (1986) de Daniel Buren au Bouquet of Tulips de Jeff Koon (2021), sans oublier le Vagin de la reine d’Anish Kapoor (2014) au Tree de Paul McCarthy (2014), chaque nouvelle proposition relance une dispute tout autant esthétique que politique sur la légitimité, la définition et les frontières de l’art contemporain. Avec pertinence la sociologue soulignait des 1985 que « c’est bien là le trouble, quasi existentiel dans certains cas, engendré par un objet qui est à la fois un paradoxe artistique, un prototype économique, un nœud juridique – mais aussi, pour les passants qui ne sont spécialistes ni d’art, ni d’économie, ni de droit, un véritable casse-tête ontologique »

Un protocole d’enquête empirique

Autant qu’au work in process des Christo, la sociologue alors âgé de 30 ans doctorante s’intéresse aux regardeurs, convaincue que la proposition à ciel ouvert des Christo constitue un véritable « objet critique, c’est-à-dire particulièrement susceptible de mettre en crise la relation ordinaire au monde, et, par conséquent, le sujet lui-même dans son rapport à sa propre identité » et un jalon important de l’histoire de l’art dans la Cité.

Ici, la nouveauté de l’entreprise dicte la méthode d’analyse sociologique essentiellement qualitative. Nathalie Heinich, devenue depuis 1986 directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) confirme dans son Avant-Propos qu’elle était « la recherche d’un modèle théorique permettant de conférer un statut sociologique aux « registres de valeurs » mobilisés dans tout jugement de valeur, et notamment aux registres esthétique et éthique qui s’affrontent de manière irréductible

Le livre très didactique avec ses encadrés garde et respecte les règles strictes qu’elle s’impose pour son enquête empiriques déroulée entre 1981 et 1986. Avec un papier spécifique, l’éditeur distingue les chapitres d’interprétations des parties de collation d’informations (interviews, réflexions spontanés, rumeurs voir ragots ) des publics concernées (spectateurs, commerçants, employés de la Samaritaine,…) glanées à l’arrachage dans le quartier du Pont-Neuf complétés de tout un matériau documentaires (photographies, extraits de journaux voir graffitis ou publicités murales. Espérons que l’Arc de Triomphe emballé donnera elle aussi l’occasion d’une étude aussi pertinente.

Retour vers le futur

Les micro-trottoirs dans les médias ou les post sur les réseaux sociaux réveillent quasiment mots pour mots les réactions de 1985 sur le caractère inclassable de la démarche artistique. Le lecteur retrouve les questionnements et les doutes exprimes de l’univers artistique en raison du caractère problématique de l’emballement de Christo, à la fois formel, éphémère et dans l’espace public. Face à l’absence de sens, ce qu’elle appelle une « sorte de vide ontologique » elle a pu détaché trois  types d’adaptation des publics  : les re-modalisations (mimétiques, parodiques, scéniques, commerciales,…), les réappropriations (par les actions individuelles notamment la photographie acharnée) et les réinterprétations (par la verbalisation pas toujours amène) : « Elles consistent en un rabattement de l’objet sur le ou les registres familiers – registres dont la diversité est à l’image de la multiplicité des ressources dont disposent les individus – et sont exactement à la mesure de l’effet de désorientation produit par l’opération »

Le plus passionnant reste qu’avec les mêmes moyens – un empaquetage de tissu et de cordes – les artistes Christo & Jean-Claude engagent les regardeurs sur la frontière même entre art et non-art, avec les mêmes interrogations : son utilité et son coût, sa valeur et sa pérennité, la qualité́ technique et le pouvoir performatif de l’artiste à travers sa signature, … Comme l’écrit Christo, « l’œuvre d’art, ce n’est pas l’objet, c’est le processus : comme vous en ce moment, vous faites partie de l’œuvre, que vous le vouliez ou non ». La pièce a beau être rejouée, elle n’éteint pas les réactions déjà énoncées en 1985 à part peut-être l’enjeu environnemental qui s’invite désormais. Avec l’appel dans Le Monde de l’architecte Carlo Ratti, à abandonner « l’esthétique des emballages à haut gaspillage ».

Les conditions de réception de l’art contemporain ont-elles changées ?

Rien n’est moins sûr à l’aune de l’accueil d’un livre comme celui d’ Olivennes ou des réactions du grand public, relayées par les réseaux sociaux, face à des propositions comme celles des Christo.  Dans l’atmosphère de lutte de clans qui entoure aujourd’hui l’art contemporain, il faut toujours choisir son camp,  entre art et non art, entre bienveillance, compréhension et rejet. Depuis Le Pont neuf de Christo, Nathalie Heinich a continué d’Interroger les registres esthétiques, herméneutiques, de l’originalité, et de la modernité. Avec « Le Triple jeu de l’art contemporain Sociologie des arts plastiques  » (Edition de Minuit, 1998) elle définit « onze registres de valeur, qui lui ont permis de décrire la grammaire ou le répertoire des valeurs de sens commun que les gens ont à leur disposition pour argumenter leurs émotions, leurs indignations, leurs opinions: valeurs que l’art contemporain s’ingénie à mettre à mal, à rendre problématiques, à transgresser, ce qui fait de l’art contemporain, pour le sociologue aujourd’hui un excellent laboratoire des valeurs. »

Comprendre l’art contemporain comme paradigme

Ses analyses de livres en livres, de L’Art contemporain exposé aux rejets. Études de cas (1998) jusqu’au Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique (Gaillimard, 2014) en viennent à définir l’art contemporain « non pas en termes de période ou même de genre de l’art, mais de paradigme. Le paradigme contemporain se définit « « par sa transgression des limites : morales (l’enfance, les animaux, la religion, la mémoire victimaire sont les sujets que des artistes s’emploient à aborder hors des limites ordinaires de la décence ou du droit) ; esthétiques (il vise la sensation plutôt que l’élévation spirituelle ou l’émotion esthétique) ; professionnelles (il transgresse le sérieux, la sincérité ou encore le désintéressement attendus de l’artiste). Mais aussi la dématérialisation de l’œuvre, conceptualisation dans l’idée, multiplication des objets dans les installations, « éphémérisation » à travers la performance, œuvres à mode d’emploi, diversification des matériaux, incertitude ontologique et insécurité juridique»

En se plaçant au-dessus des débats art/non art, progressiste/avant-garde, Nathalie Heinich refuse de prendre parti dans les querelles virulentes pour de  » prendre pour objet (entre autres) ces querelles, en mettant en évidence ce qui les sous-tend – pour le plaisir de comprendre non seulement le jeu de l’art contemporain, mais aussi les valeurs dont il joue, et qui concernent tout un chacun. »

Au regard des (sempiternels) débats en cours, reprendre ses analyses, évite de tomber dans les poncifs tout en éprouvant une puissante grille d’analyse.

#OlivierOlgan