Le théâtre des émotions, par Georges Vigarello (musée Marmottan Monet - Hazan)
« Les émotions baignent dans une culture, elles suivent des habitudes, des mœurs, elles épousent leurs dynamiques, comme leurs transformations ». L’historien Georges Vigarello, déjà auteur d’une Histoire des émotions, présente au Musée Marmottan Monet jusqu’au 21 août 22, une exposition et catalogue Hazan – manifeste “Le Théâtre des émotions” . Une sélection didactique d’une centaine d’œuvres du Moyen Âge au XXe siècle illustre les étapes clés de la construction de la représentations des affects. Ne plus chercher à représenter l’affect, mais au contraire le provoquer, telle est pour Olivier Olgan la dynamique de nos « émotions » : ne plus donner à voir mais à ressentir…
Sainte Madeleine en pleurs du Maître de la Légende de Sainte Madeleine vs La Suppliante de Picasso, la « rupture de sensibilité » entre les deux tableaux, qui accueille ensemble le visiteur, l’un exécuté vers 1525 et l’autre daté du 15 décembre 1937 condense à elle seule l’enjeu de cette exposition très didactique. L’essai central – deux tiers à lui seul qui vaut l’achat – du catalogue signé par l’historien du corps, Georges Vigarello est plus explicite encore sous le titre « L’expression de l’affect dans les arts visuels » : » Les émotions baignent dans une culture, elles suivent des habitudes, des mœurs, elles épousent leurs dynamiques, comme leurs transformations. Leurs catégories elles-mêmes se réinventent, jusqu’à se recomposer.” C’est de cette recomposition visuelle – très marquée culturellement – qui se déploie sous nos yeux.
Près de 80 œuvres servent de fil conducteur chronologique pour démontrer (parfois de façon appuyé) le passage d’une ‘sensibilité’ à l’autre, en d’autres termes de la représentation des passions humaines : à travers des figures ou objets facilement identifiables (mouchoirs, …) à la tentative de les ‘croquer’ puis ‘codifier’ à travers toutes les nuances expressives du corps.
Des maîtres médiévaux aux maitres contemporains, en passant par les tentatives de « schématiser » au sens propre et figuré les “affects”, le parcours très théâtralisé tente par thématiques chronologiques de restituer l’évolution du regard qui leur a été porté, que de la restitution dont elles furent l’objet : Symboliser l’émotion (Moyen âge et renaissance), Dévoiler l’émotion (XVIIe), Codifier l’émotion (XVIIIe), Individualiser l’émotion (Romantisme noir), Expliquer l’émotion (Après 1914), enfin Détourner l’émotion (Après les guerres).
Difficile de restituer toute la richesse de cette évolution – et l’impact – sur nos sensibilités. Même inégales, la force de beaucoup de toiles marquent les esprits, avec nombre chefs d’œuvres de Fragonard à Boltanski.
Revenons sur l’évolution culturelle des sensibilités. Avec l’exemple de Sainte Madeleine en pleurs : « L’univers émotionnel médiéval se vit exclusivement dans l’« extériorisa – tion », dans sa simplification aussi, son abréviation, l’intériorité échap – pant à toute saisie, sinon à tout intérêt : ensemble de mouvements, de postures ou d’objets, dispositifs génériques et « standard », d’emblée visibles, d’emblée ordonnés.”
Avec La Suppliante, changement de perspectives : « Le « théâtre des émotions » a basculé depuis le romantisme, le rôle du créateur s’est métamorphosé, la manière de montrer tend à l’emporter sur le monde à montrer : manifestation majeure du « sentiment de l’artiste ». Ce qui confirme, avec le siècle, l’ascendance croissante de l’individu occidental, s’arrogeant plus d’espace, s’interrogeant plus qu’auparavant sur ses modes d’être et d’exister, privilégiant plus qu’auparavant ses manières de ressentir et d’exprimer”
On le comprendra que la densité du propos est à proportion des siècles embrassés et des artistes convoqués.
Mais c’est surtout une invitation à se forger une nouvelle lecture de l’art pour mieux comprendre les archétypes culturels nourrissant nos “affects” contemporains : « Le « théâtre des émotions » n’est donc pas une simple métaphore, mais une scène bien réelle où s’affrontent les ambitions, se tissent les séductions, se trament les complots. Insiste Jean-Jacques Courtine, dans son article du catalogue Lire le visage. Et sur cette grande arène sociale et politique du contrôle et du déchaînement des passions, sous ce règne du masque et de la dissimulation, dans cette société de cour qui fait de l’énigme des visages une loi, une nécessité impérieuse se fait jour, puis se répand : comment déchiffrer l’émotion ? Comment lire le visage ?”
La perception du visage expressif reste plus que jamais culturelle, et garde toujours sa part de mystère que son omniprésence sur les réseaux sociaux n’altère pas.
Catalogue Coédition musée Marmottan Monet / Éditions Hazan, 224 pages, 35 €