L'Education sentimentale, de Flaubert, par Paul Emond, Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps (Théâtre de Poche Montparnasse)
Cette saison du Théâtre de Poche Montparnasse s’ouvre sans Philippe Tesson, mais son esprit jubilatoire persévère. Intact, grâce à sa fille Stéphanie qui reprend crânement la relève. Avec des spectacles à la fois intelligents et légers dont Singular’s suivra les premières. L’éducation sentimentale, de Gustave Flaubert, mais revu par Paul Emond, interprété et mis en musique par Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps poursuit cette vocation de s’appuyer sur des textes, de magnifier les voluptés d’une langue pour en tirer de la moelle et des saveurs. Avec une gourmandise communicative pour le vif du théâtre et la profondeur de la littérature.
Une entreprise périlleuse
Première création de la saison du Théâtre de Poche Montparnasse, sans Philippe Tesson, L’éducation sentimentale, de Gustave Flaubert incarne parfaitement cette continuité de prendre des textes littéraires monumentaux dans tous les sens du terme, par leur épaisseur et leur dimension patrimoniale pour les réinventer. Ici le défi d’adaptation est immense, même si Paul Emond, avec ses complices Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps qui se chargent de la mise en scène et de l’interprétation, ont déjà réussi celle de Madame Bovary.
La note d’intention de l’adaptateur permet de mieux comprendre à la fois les différences et les écueils entre les deux best-seller de Flaubert : « Si la dimension théâtrale d’Emma Bovary et de son univers avait demandé bien du travail pour être apprivoisée sous son épaisse écorce romanesque, était-il seulement possible de la déceler avec un Frédéric Moreau sans personnalité réelle ni le moindre charisme, une sorte d’anti-héros se laissant porter par les événements de la même façon que l’emporte le bateau sur lequel il monte quand commence le roman ? »
Et s’il avait déjà fallu simplifier drastiquement le tissu narratif de Madame Bovary, la tâche ne risquait-elle pas d’être aussitôt bien trop réductrice avec une intrigue dont un des charmes réside dans la multiplication des péripéties et la présence de très nombreux personnages ?
Paul Emond, note d’intention
L’avantage d’une qualité constante dans une programmation est de permettre de se rendre en toute confiance dans une entreprise théâtrale qui s’annonce vertigineuse. Mais assumée.
Une farce pathétique, une épopée de l’ordinaire. Pour donner chair à la sensibilité, l’ironie et la force poétique de l’écriture de Flaubert, qui nous parle de nous, hommes et femmes d’aujourd’hui.
Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
A la manière d’un conte moral
Vous ne serez pas déçu par l’ambition. Le spectacle restitue l’intrigue qui mêle sur fond de fresque historique et politique très animée (monarchie de Juillet, révolution de 1848, etc…) des personnages sans réellement de prises sur le réel, mais toujours finement croqués d’un trait ou d’une posture. Mais surtout cette langue si précise et chantante de Flaubert. C’est certes au prix d’un récit condensé, ramassé avec talent à l’essentiel, autour de ce personnage « sans qualité », mais qui ne semble s’éveiller que pour une étoile, dans une nuit dont il ne sort jamais, Mme Arnoux !
Pas facile d’incarner ce « un loser absolu », Gilles-Vincent Kapps y arrive avec subtilité, avec ce « rien » qui nous fait sortir de nos gonds, tant ses lignes morales semblent aussi ténues que sa façon de s’inscrire dans son temps.
Et pourtant il nous interpelle, pour reprendre les mots des deux acteurs, dans sa façon de nous décevoir ! Il nous semble incarner nos manquements, nos illusions perdues, nos regrets …
Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Face à cette aiguille, Sandrine Molaro incarne avec sensibilité les femmes que croisent Frédéric; Marie Arnoux, bien sûr, femme étouffée qui trace son destin d’épouse, victime sincère de son statut matrimonial et des légèretés d’un mari volage. C’est elle, finalement l’héroïne qui malgré une condition broyée par le patriarcat, traverse avec dignité ce conte cruel aux relents si actuels. Mais surnagent aussi une courtisane, une jeune éprise, une infidèle mûre, autant de visages féminins que Frédéric ne sait pas aimer.
Comment ne pas se dire que l’acteur sur scène est l’être idéal pour faire ressentir combien cette même résignation a sur nos vies personnelles et nos relations affectives des effets profondément délétères, ce que suggère magistralement le grand art romanesque de Flaubert à propos de Frédéric Moreau et de ceux de sa génération ?
Paul Emond, note d’intention
La musicalité de la langue
Un bémol peut-être à ce spectacle dense et nourrissant, l’utilisation de la musique live revendiquée comme « une troisième voix » reste un peu surfaite !
Certes, la présence d’une guitare électrique contribue à animer le décor et à « rajeunir » l’atmosphère, en offrant parfois quelques gags bien sentis, mais elle brouille aussi cette réussite palpable qui tient aux deux voix et à leur langue. C’est la force de cette adaptation vraiment théâtrale qui donnent à deux interprètes caméléons tout le loisir d’incarner de multiples protagonistes pour un véritable bol d’air théâtral, et je partage la clairvoyance des acteurs qui rappellent que le texte de Flaubert « représente en soi une véritable partition avec sa propre musicalité, ses rythmes, ses contrepoints, ses ruptures et ses envolées. »
Inutile de dire qu’à l’issue du spectacle, l’envie de se prendre Flaubert est irrésistible.
C’est Philippe T. qui serait fier du pari accompli
#Olivier Olgan