Culture

Les 1001 provocations de Sally Mann

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 7 septembre 2019 à 17 h 46 min – Mis à jour le 7 septembre 2019 à 18 h 11 min

Si Sally Mann a gagné la reconnaissance grâce à des clichés de ses enfants à l’état sauvage, l’exposition « Mille et un passages » – au Jeu de Paume à Paris, jusqu’au 22 septembre – montre d’autres facettes d’une œuvre âpre tout autant envoûtantes. Son langage photographique sait capter les non-dits du Vieux Sud, mais aussi ceux d’une époque trop aseptisée.

Depuis sa première intrusion dans la photographie dans les années 90, le travail de Sally Mann (née en 1951) ne laisse pas indifférent. L’œuvre construite sur quatre décennies est retracée dans l’exposition au Jeu de Paume qu’il ne faut pas rater à Paris jusqu’au 22 septembre. Elle se nourrit d’une puissante et émouvante cohérence : l’infidélité de l’acte photographique – s’il suspend autant qu’il désoriente le temps – révèle aussi l’épaisseur du présent. Surtout quand la photographe cultive l’accident pendant la prise de vue…

La série sur ses trois enfants en vacances a provoqué le scandale alors que ceux-ci étaient parties prenantes dans la mise en scène de cet Eden suspendu

La série sur ses trois enfants en vacances a provoqué le scandale alors que ceux-ci étaient parties prenantes dans la mise en scène de cet Eden suspendu Photo © Olivier Olgan

La quête d’un Eden joyeux

Tout a commencé avec la série de photos de ses jeunes enfants, the ‘Immediate Family’, pendant leurs vacances de 1985 à 1991 au cœur de la luxuriante vallée de la Shenandoah, région de l’ouest de la Virginie. Souvent nus, leur liberté, l’ambiguïté des jeux et des postures, captés magistralement – en couleurs ou dans un noir et blanc lumineux – ne pouvaient qu’heurter une Amérique pudibonde, incapable de saisir les subtilités d’une énigmatique enfance, où les protagonistes étaient impliqués dans leur propre mise en scène.
Plusieurs décennies après leur réalisation, leur passage aux enchères suscite toujours quelques scandales. Au point que pour éviter toute contestation, une maison de ventes évitait d’envoyer le catalogue en France et en Belgique… Si les réseaux sociaux restent actifs – les algorithmes de Facebook les effacent et quelques obscurs hérauts de vertu souhaitent toujours leur destruction, – le visiteur peut se rendre compte de la force lumineuse de ces clichés, souvent longuement construits, associant objets et symboles pour créer l’ambiance unique d’un Eden déjà perdu.

La fascination des paysages saisis par Sally Mann : ici les berges de la rivière Tallahatchie où le corps d’Emmett Till a été jeté vient de la technique du collodion humide, ouverte à l’accident lors de la pause.

La fascination des paysages saisis par Sally Mann : ici les berges de la rivière Tallahatchie où le corps d’Emmett Till a été jeté vient de la technique du collodion humide, ouverte à l’accident lors de la pause. Photo © Olivier Olgan

La culture de l’incertain

Victime de la pression ambiante, la native de Lexington abandonne un temps ses enfants comme sujets. Mais lectrice assidue de William Faulkner, elle multiplie les excursions dans le paysage du Vieux Sud, chargé d’histoire, de sang et de drames étouffés par la nature. Ce qu’ils perdent en beauté élégiaque, ses clichés gagnent en profondeur et en questionnement de l’identité du sol et de soi. La force de ce parcours tient beaucoup à la technique utilisée, celle des pictorialistes de la photographie primitive, laissant une place à l’incertain, à la défaillance et la fragilité humaine…
Sally Mann revisite en effet la technique du collodion humide, un procédé photographique qui consiste à badigeonner à la main la plaque de verre d’un enduit qui captera la lumière mais aussi toutes les imperfections de l’atmosphère si le travail n’est pas fait dans des conditions appropriées. Or c’est précisément ce hasard que la photographe provoque et stimule. Il prend tout son mystère dans les prises de vue des paysages de Virginie. La région est hantée par les réminiscences des champs de batailles de la guerre d’indépendance (Lexington) ou de récents crimes racistes comme les berges de la rivière Tallahatchie où Emmett Till, adolescent noir de 14 ans fut sauvagement assassiné en 1955 par deux Blancs qui vont être acquittés… L’identité américaine ainsi retracée et questionnée – entre haine et ségrégation – se charge d’ombres et de spectres loin de toute vision élégiaque.

Deux décennies après les vacances en Virginie, Sally Mann a photographié ses enfants devenus jeunes adultes, captant les traces du temps. Photo © Olivier Olgan

Le refus de l’immaculée

Avec les dernières salles, Sally Mann se rapproche à nouveau de l’intimité de la famille, avec ses joies et ses peines de mère et de femme. Elle interroge au plus près les marques du temps sur les corps ou les visages, que ce soit la maturité de ses enfants, ou, plus oppressante, l’altération du corps abîmé de Larry, le mari de Sally, atteint d’une forme tardive de dystrophie musculaire. Les témoignages sont bouleversants, âpres, loin de toute vision aseptisée. Ici, la mort, revendique-t-elle, est « l’élément catalyseur d’une appréciation plus intense de ce qui nous est offert ici et maintenant ».
Si les titres donné à ses photographies sont principalement descriptifs, ceux que Mann attribue aux images de Larry s’inspirent souvent de sources littéraires et artistiques – de la mythologie grecque à l’art classique, la Bible, en passant par ses auteurs favoris, dont T. S. Eliot, Ezra Pound et Eudora Welty. Et témoignent d’un bouleversante complicité amoureuse.

Autre portrait des enfants de Sally Mann, alors que le fils ainé Emett est depuis disparu. Photo © Olivier Olgan

La photographie comme refuge intime

Au terme de ce passionnant parcours, la photographe rappelle une évidence forte qui donne et éclaire toute la dimension humaine de sa démarche : « Ces moments d’enfance capturés en photographies sont aussi éphémères que nos pas sur le sable qui longe le fleuve » confit Sally Mann dans le catalogue. « Et il en va de même pour notre famille elle-même, pour notre mariage, les enfants qu’on a eu, l’amour dont on a fait preuve. Tout cela, sera effacé, ce que nous pouvons espérer est que ces photographies restent, pour raconter notre courte histoire ».
Une citation d’un poème d’Ezra Pound accompagne ces images :

Ce que tu aimes bien demeure,
Le reste n’est que cendre
Ce que tu aimes bien ne te sera pas arraché. 

Cette histoire c’est aussi la nôtre. Il faut aller voir le travail du temps à l’œuvre dans le parcours artistique de Sally Mann.

Les paysages de Sally Mann – ici les champs de bataille de Virginie – sont hantés par les spectres des disparus. Photo © Olivier Olgan

Derniers jours de l’exposition au Jeu de Paume

Sally Mann. Mille et un passages
Jusqu’au 22/09/2019
Jeu de Paume 1, place de la Concorde 75008 Paris

Catalogue, sous la direction de Sarah Greenough, Sarah Kennel. Textes de Sarah Greenough, Sarah Kennel, Hilton Als, Malcolm Daniel et…

Derniers jours de l’exposition au Jeu de Paume

Sally Mann. Mille et un passages
Jusqu’au 22/09/2019
Jeu de Paume 1, place de la Concorde 75008 Paris

Catalogue, sous la direction de Sarah Greenough, Sarah Kennel. Textes de Sarah Greenough, Sarah Kennel, Hilton Als, Malcolm Daniel et Drew Gilpin Faust.
Coédition Jeu de Paume / Éditions Xavier Barral 332 p.55€

Pour aller plus loin : www.sallymann.com

Partager

Articles similaires

Hommage à Maggie Smith, figure tutélaire de Downton Abbey, mais pas seulement

Voir l'article

L’esprit du Dibbouk, Fantôme du monde disparu, souffle sur Paris (MAJH)

Voir l'article

Camille Claudel à l’œuvre : Sakountala (Musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine – Silvana)

Voir l'article

L’ardent vibrato de « Il neige sur le pianiste » de Claudie Hunzinger (Grasset)

Voir l'article