Les Raisins de la colère, d’après Steinbeck, par Xavier Simonin (Théâtre Michel)
Le défi de l’adaptation
Depuis le film mythique de John Ford de 1940, réalisé du vivant de John Steinbeck (1902-1968), jamais ses ayants droits n’ont autorisé la moindre adaptation de ce roman au cinéma ou au théâtre !
Trois ans d’efforts pour vaincre toutes leurs appréhensions et parvenir à une adaptation par Xavier Simonin.
Le parti pris est ambitieux : privilégier la narration, un conteur interprète tous les personnages, accompagné d’un trio musical. Tout est concentré pour valoriser le récit et lui donner une dimension épique, voir prophétique. Le décor est minimaliste, quelques palettes, boites de pailles pour renforcer une dimension humaniste et universelle à ces déracinés. L’exil forcé – même s’il est intérieur – des Joad, une famille pauvre de métayers de l‘Oklahoma les jette sur les routes au cœur de la Grand dépression. La terre promise rêvée, la Californie ne sera que désillusion et la xénophobie, un enfer déshumanisé. La traduction montre que la puissance du texte n’a rien perdu de sa modernité.
Notre spectacle propose de restituer cette histoire d’hier qui résonne aujourd’hui comme un présage pour demain. Notre lumière sera la musique offrant la faculté d’éclairer la tragique histoire des Joad et de nous transporter par des voies sensibles tout au long de la route 66 : un texte fondateur, des voix pour le porter, entre chant et narration, entre langue américaine et française.
Xavier Simonin
Une chanson de geste
Il faut saluer la performance de Xavier Simonin ; le conteur omniprésent est l’acteur caméléon qui ne ménage pas ses efforts pour incarner tous les protagonistes d’une tragédie moderne. Il se glisse dans la peau et la tête des membres de la famille Joad, pauvres fermiers en exil confrontés et réduits en « mains d’œuvre » par ceux en butte à la xénophobie qui les craignent et les exploitent. Sa palette d’émotions est large, du mime à l’imitation. Sa mise en scène très fluide peut s’appuyer sur le jeu de lumières qui permet de multiplier les ambiances, des moments de répits (bain dans la rivière, fête collective, bivouac, ..) comme la multiplication des drames et des agressions, …
Des enjeux de rareté de l’eau, de migrations, de lutte économique et de paupérisation de certains au profit d’autres se précisent chaque jour un peu davantage, au nord comme au sud. Parlons de sujets graves avec la lumière nécessaire pour y voir plus clair. C’est ce que proposait Steinbeck pour illuminer son temps…
La musique personnage à part entière
Auxiliaire précieux de l’imaginaire, véhicule sensoriel au sens figuré ici de l’exode des Joad, la musique signée de Glenn Arzel et Claire Nivard retranscrit en chansons les chapitres qui ont été condensés. Dirigé par Jean-Jacques Milteau (Harmoniciste, compositeur, 2 Victoires de la Musique, grand prix du jazz de la Sacem), les rythmes suaves contribuent à animer un décor sonore mais surtout une présence qui aide à se plonger dans le contexte historique. Même si l’on a bien compris, que cette migration – pour raisons climatiques et économiques – a des connotations actuelles. « Notre lumière sera la musique offrant la faculté d’éclairer la tragique histoire des Joad et de nous transporter par des voies sensibles tout au long de la route 66 » revendique le metteur en scène.
Un appel à la solidarité autant qu’à la révolte. Les notes habitent cette chanson de geste moderne et prégnante, mais habitent surtout un texte, fort, réflexif, brûlant.
Les sonorités très « countries » assumées s’inspire des musiques de Woody Guthrie, nourries des reprises de Bob Dylan ou de Bruce Springsteen … La contrebasse, les guitares, le violon, s’inscrivent comme des voix complémentaires du récit. Toutes les émotions prennent vie : douleur, nostalgie, espoir, désenchantement, s’y expriment.
Ce spectacle sobre mais dérangeant par son rayonnement nous parle d’aujourd’hui.
« Agriculture intensive, appauvrissement des sols, catastrophe climatique, exode, racisme, conditions de travail inhumaines. Quatre- vingt- dix ans plus tard, à une autre échelle et en d’autres lieux, nous y sommes ou bien nous y serons bientôt » rappelle Charles Recoursé, auteur de la plus récente traduction publiée chez Gallimard en 2022 qui écrit dans sa préface :
Les personnages de Steinbeck sont les paysans affamés par les vagues de chaleur au Pakistan et au Kenya, ou ruinés par les grands propriétaires au Brésil ; ce sont les employés des entrepôts géants de la vente en ligne et les livreurs sans papiers qui sillonnent nos villes.
Charles Recoursé
Autant dire qu’ à la sortie de ce spectacle nécessaire – qui semble bien court tant il passe vite – après autant d’ascensions émotionnelles et réflexives, ses résonnances vous poursuivront longtemps.
Jusqu’au 20 avril 2024., du jeudi au samedi à 19h, Dimanche à 18h, Théâtre Michel, 8 rue des Mathurins, 75008 Paris
Adaptation & mise en scène : Xavier Simonin, Direction musicale : Jean-Jacques Milteau
Musique originale : Glenn Arzel & Claire Nivard, Lumières : Bertrand Couderc, Costumes : Aurore Popineau
Avec
Xavier Simonin, et, en alternance : Manu Bertrand ou Glenn Arzel, Stéphane Harrison ou Sylvain Dubrez, Claire Nivard ou Roxane Arnal