Culture
L’esprit du Dibbouk, Fantôme du monde disparu, souffle sur Paris (MAJH)
Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 29 septembre 2024
Ceux qui s’intéressent à la mystique juive, mais aussi ceux qui aiment les légendes, les esprits et le surnaturel doivent accourir au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ). « Le Dibbouk. Fantome du monde disparu ≫ explore jusqu’au 26 janvier 2025 une des figures les plus marquantes de la culture juive : cet esprit qui s’empare des corps pour en faire sa chose jusqu’à l’exorcisme radical. Tout en opérant désormais dans un imaginaire mondialisè, ce mythe reste pour Robert Mauss une clef de compréhension de l’identité juive, habitée par un passe traumatique et la hantise de sa disparition.
Dans la mystique juive, le Dibbouk est l’ esprit d’un mort qui s’empare du corps d’un vivant.
La tradition juive est empreinte de ces superstitions qui font la joie des peuples par la foultitude des contes et légendes portés de génération en génération de toutes les manières possibles. A haute voix le soir pour endormir les enfants, ou les menacer s’ils ne sont pas sages. Par l’écrit qui assure la transmission et favorise le commentaire. Et puis par les techniques et les technologies qui autorisent l’interprétation et la mise en scène. Le Mahj avait déjà monté en 2017 une exposition sur le Golem, l’autre mythe fantasmagorique juif, avant d’ouvrir aujourd’hui ses portes au Dibbouk grâce au journaliste Samuel Blumenfeld et à la commissaire Pascale Samuel.
Le Golem est un artefact, le Dibbouk un pur esprit
Il importe d’abord de distinguer ces deux mythes propices aux histoires merveilleuses ou terrifiantes.
Le Golem est une créature d’argile modelé par un homme, le plus souvent un rabbin particulièrement savant, capable de conférer un souffle de vie à un assemblage de terre et d’eau. Et même si l’Homme est un créateur de génie, il ne saurait parvenir à la perfection divine qui transforme la cendre d’abord en homme, puis en couple.
Pour se mouvoir, le Golem a besoin de l’aide du divin.
Son créateur, toujours un fameux rabbin d’Europe de l’Est, place sur son front l’un des noms de Dieu, le vocable ‘’Shem’’ en général. Malgré ce coup de pouce divin, un Golem est privé de certains sens. Par exemple, il ne parle pas. Il n’est qu’une forme à cent lieues de la réalisation toujours parfaite de l’Eternel. Il arrive parfois qu’un esprit, un Dibbouk, vienne habiter un Golem. Du coup, la créature prend une nouvelle dimension.
Rassurons-nous, les légendes recensent à peine cinq ou six golems. Et puis, l’histoire s’achève toujours de la même manière. Le rabbin finit par détruire sa créature. « Poussière, tu retourneras poussière » (Genèse 3.19).
A la quête d’un corps
Par contre le Dibbouk, l’esprit, ne s’en laisse pas compter aussi simplement. Le Dibbouk est insaisissable. Il s’empare des corps et bouleverse les âmes. Si certains ont animé des artefacts d’argile plus ou moins animés, la plupart préfèrent squatter le corps des hommes et des femmes. Et si certaines des personnes ainsi habitées sombraient dans la démence, alors la famille mobilisait des rabbins maitres des prières assistés par des spécialistes qu’il faut bien appeler des exorcistes. En ce sens le judaïsme agit comme n’importe quelle autre rite mono ou polythéiste. Il convient de convoquer des experts pour extirper le mal de gré et surtout de force, malgré des dommages durables.
Depuis le XIIIème siècle, ces histoires d’exorcisme ont transcendé les générations. Chaque religion peut exciper des bibliothèques d’interventions avérées et plus encore d’histoires parfaitement imaginaires dont l’intérêt varie en fonction de la qualité de l’auteur et de la réception du message.
Le Dibbouk est arrivé jusqu’à nous grâce à la Littérature.
La représentation contemporaine du mythe est due à Shalom Anski (1863-1920), un auteur de théâtre judéo-polonais qui signait ses œuvres ‘’Sh.An-ski’’. Véritable sociologue, Anski avait parcouru entre 1911 et 1914 l’actuelle Ukraine à la rencontre des communautés juives appartenant au monde religieux des hassidiques. Monde englouti par la révolution russe parachevé plus tard par le national-socialisme. Un peu à la manière du célèbre Curtis visitant les tribus indiennes d’Amérique du Nord, Anski et son équipe ont collecté un patrimoine littéraire, photographique, musical, artistique et ethnographique d’exception. Ce travail fut confisqué par les Soviétiques et présenté au public seulement à partir des années 1990, après l’effondrement de l’URSS.
Une triste affaire de désespoir amoureux
Littéralement habité par ce vécu, Anski devint Sh.An-ski en écrivant en publiant en 1918 «Le Dibbouk » , pièce de théâtre écrite en russe et jouée en 1920 dans une traduction yiddisch.
Inspiré de la tradition orale recueilli en Volhonyie et en Podolie, « Le Dibbouk » raconte la triste histoire d’amour d’Hanan et Léa, sorte de Roméo et Juliette ashkénaze. Hanan et Léa s’aiment, mais la famille de la jeune femme refuse qu’elle épouse Hanan. Accablé par le chagrin, le jeune homme meurt mais revient sous la forme d’un esprit (un dibbouk) pour s‘emparer de l’âme de Léa. Pour faire court, Léa finit par rejoindre son bien aimé dans une sorte d’entre ‘’deux mondes’’ fictif.
« Quand un homme meurt avant l’heure, son âme revient sur terre vivre ses années non vécues, terminer ses actions non accomplies, éprouver les joies et les peines qu’il n’a pas connues. »
affirme Sh.An-ski pour justifier ce conte théâtral.
Le Dibbouk a ses avatars modernes
C’est le nom de code que les agents du Mossad avait affublé Adolf Eichmann avant de le kidnapper et de le faire juger à Jérusalem.
L’esprit avait pris chair, visible dans un prétoire face à ses juges, tel un golem privé de ses de ses caractères divins.
Au-delà de la littérature, le mythe préoccupe tous les arts
Cette pièce a connu un avenir exceptionnel. Jouée en Europe, elle traversa l’Atlantique vers l’Amérique du Nord et la Méditerranée vers les rives de la Terre Sainte, traduite par le grand poète israélien Bialik. Il y a eu des traductions en allemand, en français et dans bien d’autres langues, ainsi que des opéras, des expositions de peinture et plusieurs films dont le parcours donne des extraits.
L’affaire est universelle.
Les quelques deux cents objets exposés viennent du monde entier. Les visiteurs pourront voir comment le mythe du Dibbouk a traversé les siècles jusqu’à influencer des artistes juifs comme le peintre Marc Chagall, les cinéastes Sidney Lumet et les frères Cohen, le musicien Léonard Bernstein, mais aussi non juifs comme les cinéastes Wajda et Warlikowski. Des Polonais illustres et magnifiques qui expriment ainsi l’absence éperdue de la part juive qui a tellement marqué leur pays.
Pour en savoir plus sur le Dibbouk
Le Dibbouk. Fantôme du monde disparu
Jusqu’au 26 janvier 25, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 71, rue du Temple, 75003 Paris
Du mardi au vendredi de 11 h à 18 h, Nocturne le mercredi jusqu’à 21 h, Samedi et dimanche de 10 h à 19 h – Tél. : +33 1 53 01 86 53 – info@mahj.org
Catalogue, sous la direction de Pascale Samuel et Samuel Blumenfeld, Coedition mahJ – Actes Sud, 240 p. 36 €. Appuyée sur une riche iconographie, il offre une synthèse de référence en français sur le phénomène qui à l’instar du golem, fait partie de ces créatures surnaturelles juives qui ont dépassé le domaine de la superstition et la culture juive.
À travers sa réception dans le monde des arts (cinéma, théâtre, peinture, littérature), les contributions d’Emma Abate, Jean Baumgarten, Debra Caplan, Judah Cohen, Valery Dimschitz, Leah Gilula, et Agnieszka Legutko, éclairent que cette figure fantastique opère encore aujourd’hui dans un imaginaire mondialisé à la fois comme objet majeur de la culture juive moderne, mais aussi comme une clef de compréhension de l’identité juive, obsédée par un passé souvent traumatique, par la disparition de ceux qui nous ont précédés et par la peur de se diluer dans la société contemporaine.
Il propose aussi un volet ethnographique avec une anthologie de textes issus du monde hassidique dédiée au mythe du Dibbouk à travers plus de deux cents documents et œuvres d’art.
La multiplication récente de films, de séries et de livres sur le sujet interroge la place du surnaturel dans la société contemporaine et l’intérêt pour une esthétique nourrie de folklore hassidique.
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