Littérature : Où naissent les héroïnes, de Claire Vigarello (Albin Michel)

éditions Albin Michel, 412 p., 20,90 €

Vive notre médiocrité ! On appellera cela « la leçon de Claire Vigarello », dont le premier roman Où naissent les héroïnes (Albin Michel) est encourageant, pour Jean-Philippe Domecq puisqu’il fait fi des complexes en faisant fond dessus. Aussi juste psychologiquement que socialement, la comédie est à tous les étages, réaliste en même temps que fabuleuse, façon conte philosophique. Une Intelligente thérapeutique, mine de rien.

Quand ça ne va pas

Cela nous arrive plus souvent qu’à notre tour, d’être mal dans notre peau et de passer inaperçu dans les murs du quotidien. En ce sens, Sylvie, l’anti-héroïne romanesque de Où naissent les héroïnes, est un personnage typique du non-typique.  A corps perdu dans son corps trop gros mais néanmoins invisible au bureau où elle se demande si elle y est, tellement son chef l’ignore ; à la maison ce n’est pas mieux, elle a sur le dos la dépression paranoïaque de son mari qui ne se remet pas d’avoir été lourdé de sa boîte, et promet toujours en vain qu’il la refera enfin, la salle-de-bains délabrée ; il y a les traites à payer et les deux gosses qui ne veulent évidemment pas qu’on règle les problèmes qu’ils causent. Et Sylvie n’est pas prête de s’en sortir, avec sa timidité maladive ; pas pour elle, le libéral mot d’ordre « il faut savoir se vendre »…

Eh bien justement…

Vous allez mal ? Tant mieux.

« Comment s’en sortir sans sortir ?», demandait le poète Ghérasim Luca dans une des meilleures réponses-dans-la-question. Puisque c’est comme ça, Sylvie ne demande rien et va passer muraille, ou tomber en elle-même si vous préférez : elle tombe entre deux touches d’ordinateur et se met à écrire ce qu’elle voit sur l’écran de son imagination inconsciente comme Alice a traversé le miroir, et voilà qu’une aventure lui pianote aux doigts : l’histoire à rebondissements d’une anti-Sylvie, son double inversé, qui appâte et mate un à un les hommes qui dans la vraie vie l’ont ignorée. Sa Charlotte compensatoire est audacieuse, bottée, svelte, sait y faire. Que fait-elle d’ailleurs, au moment décisif et chaud ? Claire Vigarello a l’astuce de nous renvoyer à nos fantasmes en ne décrivant jamais les scènes de sexe qui apparemment sont des plus prenantes puisque le jour où le fichier du récit se retrouve dans l’ordinateur d’un éditeur, celui-ci comprend tout de suite qu’il tient un best-seller et une auteure… météorique.

A l’innocente les mains pleines

L’auteure de ce roman d’une auteure qui s’ignore a cette autre habileté de construire son thriller psychosocial sur une histoire de fichier romanesque transité par on ne sait qui pendant un bon bout de roman.

Si bien que c’est le roman de l’aventure d’un roman. Mais sans se ni nous mettre la tête à l’envers. Sylvie d’ailleurs en serait bien incapable. Elle n’en revient pas, de ce qui lui arrive. Elle qui écrit comme elle peut entre deux factures, trois pauses-café, les courses à faire, des stations en voiture au parking ou en pleine nuit chez la vieille et drolatique voisine à chats malades, la voici projetée dans le grand tourbillon de la médiatisation littéraire. Elle se couvre d’un pseudo d’abord, et puis, et puis, à force, elle devient sa propre héroïne, auteure en propre, et tout lui réussit. On ne vous dit comment ni jusqu’où…

Mais on peut vous dire que ce roman est aussi juste psychologiquement que socialement : la comédie est à tous les étages, réaliste en même temps que fabuleuse façon conte philosophique. Ce n’est pas que tout finisse au mieux dans le meilleur des mondes possibles, mais quand le monde vous semble impossible, n’insistez pas, rentrez en vous comme sous-terre, et rêvez, rêvez-vous, il en restera toujours quelque chose. Intelligente thérapeutique, mine de rien… oui, c’est cela : mine de rien.

Vu par Jean-Philippe Domecq