Il n’y a pas de Ajar. Monologue contre l’identité, de Delphine Horvilleur (Grasset)

Il n’y a pas de Ajar. Delphine Horvilleur n’a pas écrit un texte sur Émile Ajar. De son admiration pour le double Emile Ajar/ Romain Gary, la rabbin pourfend avec un humour ravageur l’obsession identitaire, mortifère quand elle devient une fin en soi. Son plaidoyer insolent pour une identité fluide a touché Patrice Gree qui revendique qu’en lisant Gary il est devenu juif lui, le catholique bas-breton de Janzé. Une illustration convaincante de la littérature à nourrir une identité mouvante, multiple, contradictoire, vivante, quoi ! Le texte est mis en scène et interprété Johanna Nizard au Théâtre de l’Atelier jusqu’ au 1er octobre 2023

Nous sommes aussi, et pour toujours, les enfants des livres que nous avons lus
Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar 

Les livres forgent nos identités

En novembre 75, j’avais 17 ans et un ulcère à l’estomac. Ou, pour être plus précis, ma mère avait un ulcère à MON estomac. Les médecins afin d’éradiquer les angoisses de m’man décidèrent de me couper des nerfs au niveau du duodénum, me laissant une magnifique cicatrice de 23 cm et des reflux gastriques à vie. Deux jours après l’opération, Nicole D. ma prof de lettres, passe me voir dans ma chambre d’hôpital. Elle m’aimait bien ! Elle avait des yeux mauves et malicieux, des mains de pianiste virtuose, des colliers et des bagues partout, des jupes longues de diseuse de bonne aventure, des bottines en chevreau et une poitrine belle comme le Mont-Blanc sur fond bleu, un matin de printemps. Ses seins qui fixaient toute mon attention durant ses cours sur Zola, avaient l’incroyable pouvoir d’effacer par leur simple présence, toutes les tragédies que j’anticipais sur ma vie future. J’étais dingo d’elle. Un premier amour impossible. Elle avait 25 ans de plus que moi et ce matin-là, un sourire à mourir et un cadeau joliment emballé entre les mains. Ce cadeau était une bombe… une bombe littéraire ! Le poseur de bombe s’appelait Émile Ajar, la bombe “ la vie devant soi “ et le destinataire : moi !

C’est en lisant Romain Gary que je suis devenu juif…et le suis resté !

Moi, le catholique bas-breton de Janzé, depuis 40 avant JC, j’étais juif… et je l’ignorais ! Et par n’importe quel juif : Madame Rosa, j’étais madame Rosa, la vieille pute juive survivante des camps de la mort ! Mais pas que…arabe aussi ! J’étais Momo, le petit arabe échappé de Belleville. Moi le catho bas breton j’étais un enfant juif arabe et vieille pute. Gary par la puissance de son style unique, au service d’une hypersensibilité, avait fait exploser toutes ces identités qui nous enferment !

Gary revendiquait de façon très virile et très comique sa part féminine… C’était cela pour moi, la bombe Gary. Gary est mort en résistant qu’il était ! Il a préféré, le 2 décembre 80, se tirer une balle dans la bouche plutôt que de subir la torture du temps qui passe…J’ouvrais alors ses livres comme on rentre au Panthéon, ce lieu où les morts parlent ! Je me suis toujours demandé pourquoi Israël m’attirait… Sans doute parce que c’est le lieu où on peut renaître de ses cendres.

Delphine Horvilleur n’a pas écrit un livre sur Émile Ajar.

La rabbin, essayiste et auteure de Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation (Grasset, 2021) s’est appuyée sur l’œuvre de Gary, obsédé par une récréation et une recréation de lui-même,  pour dénoncer et démonter la spirale mortifère des revendications identitaires, en provenance des pays anglo-saxons, qui nous menace très sérieusement aujourd’hui.

Si tu es homme, tu ne peux pas te mettre à la place d’une femme, pas plus que blanc à la place d’un noir, hétéro à la place d’un homo, cadre à la place d’un ouvrier. Tu es condamné à rester dans la case qu’on t’a assigné. Si tu es victime, tu ne peux pas être coupable…Un monde où tu es ou…et pas et, est effrayant ! Pas le droit à une identité mouvante, multiple, contradictoire, vivante, quoi !

Vivante… Et une partie de la gauche écoute ces sirènes du naufrage.

Romain Gary croit jusqu’au bout qu’on peut recommencer

Une impressionnante source vive d’intelligence joyeuse… À une question que tu te poses, la conteuse ira chercher une histoire formidable tirée du Talmud, que tu comprendras plus ou moins, qui ne te donnera pas de réponse, mais t’amènera à une autre question, etc., etc, etc… la vie devant soi, la vie sans fin !

https://youtu.be/7QwS3W-cg1Y