Littérature : Ella Balaert, Le Contrat (Editions des femmes)
Les médias et la presse prescriptrice s’intéressent aux auteurs et éditeurs qui les intéressent, en gros ; ainsi la fine littérature passe-t-elle en dessous, plus encore qu’au temps de Flaubert et Baudelaire. Pourquoi par exemple parlent-ils si peu du récent roman d’Ella Balaert ? Parce qu’il est inventif, profond, donc passionnant ? Lisez Le Contrat, recommande Jean-Philippe Domecq, c’est écrit comme si c’était la dernière fois
Où s’ancre et s’encre le besoin de créer ?
Il fut un temps, pas si lointain et pas du tout décati, les sixties, où l’on posait de franches questions directes, du genre : « Pourquoi écrivez-vous ? », et on en discutait les réponses d’anthologies, celles de Sartre, Sarraute, Bataille, Pingaud et non des moindres. Aujourd’hui comme hier elles ont peut-être bien le même dénominateur commun, que l’on pourrait condenser dans cette image : le besoin de créer s’ancre et s’encre dans la mort.
Pour se lancer en effet dans cette aventure déstabilisante, solitaire et passionnée qu’est l’écriture littéraire, il faut avoir une sacrée angoisse au départ, celle qui constitue l’humain, et tout un rapport au monde à refaire, que cause la conscience d’être mortel. La plupart d’entre nous, « ne pouvant se guérir de la mort, préfèrent n’y point penser », rappelait certes Pascal ; mais la vie à l’humaine jusqu’en ses merveilles vient de là.
Eh bien une romancière, Ella Balaert, est remontée à la source pour en déployer le delta.
Méphisto éditeur…
Qu’est-ce en effet que Le Contrat qui fait le titre, redoutable, fléchant, de ce roman de presque 400 pages ? Un éditeur perd son meilleur ami qui se tue en voiture en laissant le manuscrit de son dernier roman achevé. On repense à Albert Camus et son ami Michel Gallimard se tuant en Facel Vega en pleine vitesse contre un platane en 1960. Camus avait laissé inachevé un de ses meilleurs livres, Le premier homme.
Dans le roman d’Ella Balaert, l’auteur mort sur le coup se nomme tout simplement Pierre Camus (cette romancière a la référence toujours malicieuse, elle n’a pas peur de la culture parce que celle-ci lui est sève, naturelle), mais l’éditeur, Christophe Lambert, n’est pas dans la voiture. Et le chapitre qui le présente commence par cette phrase piquante, bien dans sa mentalité de dandy : « Apparemment, la plus belle chose qui soit arrivée à Christophe Lambert, c’est la mort de son meilleur ami, Pierre Camus. » Car l’amitié lui commande de publier le roman de son ami, mais, du même coup, elle lui fait créer la ligne éditoriale de sa maison : il ne publiera que des textes retrouvés d’auteurs morts, et commanditera à des auteurs vivants leur… dernier livre.
C’est Méphisto signant contrat avec à-valoir.
Il y a toujours des âmes errantes
Cet éditeur entreprenant n’a pas tort. D’abord parce que, nous venons de le dire, se savoir mortel pousse à se demander pourquoi et donc à écrire, entre autres. Et puis parce qu’il y a dans la foule des êtres qui ne comprennent rien à la foule, ni à la vie comme on nous la mène, on appelle cela des « paumés », des « dépressifs », disons des mélancoliques, qui sont souvent les êtres les plus lucides, et songeurs, attirants parce qu’attirés par les limites avant la Grande Limite. C’est le cas d’une certaine Jeanne Boucher qui va comme mouche au miel au nouveau « Salon du dernier roman », rien que ça, et avise le stand 6, Editions Thanatographes ainsi nommées par Christophe en référence au dieu Thanatos, le pendant d’Eros si j’ose dire. Christophe repère l’hésitante rêveuse, elle lui plaît doublement, par le charme de qui est la dernière à se trouver charmante, et par son côté proie : voilà une auteure à qui faire signer son Dernier Contrat ! Entre deux plateaux-repas il l’approche, et l’amorce avec son sujet qui trouve immédiat écho avec celle qui n’est pas convaincue d’exister et qui, du coup, va avoir un répondant surprenant pour une timide ; à propos d’une nouvelle d’Edgar Poe où le héros Valdemar dit « maintenant je suis mort », Christophe lui glisse : « Il faut être vivant pour le dire, c’est donc un mensonge », et Jeanne du tac au tac : « Bien sûr ». Pour dire « je suis morte », il faut être vivante ; mais on peut toujours dire « j’ai vécu ». D’ailleurs écrit-on jamais autre chose que cela, « j’ai vécu » ? – J’en étais sûr, chère Jeanne, dès que je vous ai vue passer devant ma table, j’ai su que vous saisiriez la philosophie de ma maison ! ».
A partir de là, vous ne devinez pas la suite.
Eros et Thanatos
L’éditeur est certes charmé, mais c’est lui qui veut coucher avec l’auteure pour publier, et non l’inverse. Diabolique. Jeanne, elle, son propos c’est d’en finir, en finir avec un livre, tant qu’à hésiter à vivre. Il ressuscite en elle le désir, et, du coup, elle ne trouve plus, comme dernier livre, qu’à écrire des pages étranges : pourquoi pas écrire « Vivre » sur des pages et des pages ?… C’est qu’elle est existentiellement piégée : « Si elle écrit, un jour elle aura terminé son livre et tout sera fini. Si elle ne l’écrit pas, ça s’arrête maintenant, la vraie vie. » L’éditeur va la pousser, pousser, comme au bord d’une fenêtre… C’est ce qui risque d’arriver, mais à l’actrice qui interprète le rôle de Jeanne, Nadège, que meurt de désir de tuer un cinéaste, Achard, parce qu’elle se partage entre l’acteur et lui. Qu’est-ce que c’est que cette histoire à tiroirs ?
Le roman était dans un film qui était dans un roman
Renversement total au moment où on tient très serré le roman d’Ella Balaert en sentant le drame venir : tout ceci était dans un manuscrit en cours d’écriture d’une veille dame étrange à laquelle Achard sert d’homme de compagnie pour pouvoir financer son petit studio de tournage d’une série en duo sur… le couple, l’amour. Le dieu Hasard tire les ficelles si subtilement et simplement dans ce roman qu’on en oublierait que c’est Ella Balaert qui tire et tisse tout.
Il n’en faut pas dire plus ici, car il y a beaucoup d’intrigues qui se trament, c’est le mot, mais rien de compliqué ni de surfait dans le genre muse en abyme : tout est cohérent et s’impose en jeux d’échos entre les êtres et les destinées, le tout mû par une écriture d’une rare souplesse, d’un ton qui vous chante familier aux tempes et vous fait passer de l’extérieur à l’intériorité et de narration à monologue et dialogues sans qu’on sente jamais le passage – c’est bien simple : Ella Balaert a digéré toutes les explorations du roman moderne et contemporain et en tire un nouveau naturel, ce « naturel » que Stendhal assignait au style.
Je ne peux pas quitter cette romancière, importante et qui est la dernière à s’en préoccuper, sans renvoyer au moins à un autre de ses livres : Placement libre, qui, à partir d’une simple réservation de place de théâtre, nous fait passer, avec un humour très mine de rien, par toutes les perplexités d’être ou ne pas être du tout parmi les autres.
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