Littérature : La Maison, par Julien Gracq (éditions Corti)
Julien Gracq : La Maison, Editions Corti, Paris, 2023
11 juillet – 3 septembre 2023, Exposition « Julien Gracq, la forme d’une œuvre ». Bibliothèque François-Mitterrand
L’auteur du « Rivage des Syrtes » nous a abandonnés le 22 décembre 2007, laissant en chemin quelque milliers de pages regroupées en une trentaine de cahiers légués à la Bibliothèque nationale de France, avec consigne expresse d’attendre vingt ans avant leur divulgation. Ont heureusement échappés à cette interdiction un certain nombre de textes inédits, préparés et validés par Julien Gracq, et publiés avec l’aval de son exécutrice testamentaire, Bernhild Boie, par son éditeur historique, les éditions Corti. Après les « Manuscrits de guerre » (2011), « Les Terres du couchant » (2014), « Noeuds de vie » (2021), Marcel Weiss découvre pour Singulars « La Maison ».
Ce court récit d’à peine trente pages recèle derrière son apparente simplicité une infinité de résonances, tant littéraires que biographiques.
C’est l’histoire d’un envoûtement progressif, du basculement de la réalité la plus routinière vers un monde décalé, déréglé, propice à l’abandon de la volonté et à la découverte d’un univers imaginaire hors du temps. C’est l’expérience vécue par le narrateur, attiré par une maison en ruines et d’évidence inhabitée, entr’aperçue en passant d’un autocar. Pour en avoir le cœur net, il se met en chemin vers cette demeure à travers un paysage de désolation, transfiguré par une embellie soudaine, où se dévoile « l’infini pouvoir de suggestion embusqué dans les choses ». Ainsi des reliefs d’un repas partagé comme un ultime rituel. Avec, en guise de fil d’Ariane, la voix sensuelle d’une femme, prélude à la vision fugitive d’une chevelure sur laquelle le récit s’achève.
L’ajout en fac-similé du manuscrit du récit intitulé initialement « La Maison des taillis » dans deux états successifs précédés par son plan témoignent de son état d’achèvement. L’impossibilité de le publier dans sa brièveté et l’imminence de nouveaux projets littéraires, notamment celui du « Beau ténébreux » expliqueraient sa non-publication. Le manuscrit permet de suivre l’auteur dans sa quête légendaire de l’expression et du mot justes.
L’écriture de « La Maison » est postérieure à celle de son premier roman,« Au château d’Argol », paru en 1938.
Professeur de lycée à Angers de novembre 1941 à juillet 1942, Louis Poirier a emprunté régulièrement un autocar semblable à celui du récit. On retrouve d’ailleurs dans les « Carnets du grand chemin », paru en 1992, le souvenir d’un camion – aussi fourbu que l’autocar du récit – pris à la Libération pour rejoindre Caen, à travers villages et arbres : « Vers le crépuscule, on pénétra peu à peu dans une contrée mystérieuse, sorte de terra incognita où tous les repères habituels brusquement s’étaient évanouis ». En écho à ce passage, il écrit plus loin :
Comment ne pas faire une place, une place d’honneur dans ma mythologie routière, au sentiment qu’éveille chaque fois que je la reprends,
la route pourtant sans pittoresque de Poitiers à Limoges, sentiment si troublant que pour en fournir l’équivalence,
il faudrait imaginer le début de quelque voyage initiatique ?
Julien Gracq
A pied, à bicyclette ou en voiture, impénitent voyageur, Julien Gracq confie, dans ses « Carnets du grand chemin » (1992), son bonheur à rouler à l’aventure le long de ses routes préférées, trouvant en chacune « comme une ouverture musicale, qui n’ait remué devant moi au bout de sa perspective les plis et les lumières d’un rideau tout prêt à se lever ». Un parcours de vie essentiel pour ce géographe dans l’âme, professeur d’histoire-géo avide de se ressourcer dans une nature rendue à l’état sauvage. Voeu pieux dans ce récit hanté par la présence menaçante de l’Occupant, renvoyant l’auteur à son expérience de la drôle de guerre qui imprègne « Un Balcon en forêt », achevé en 1943, sans doute avant l’ébauche de « La Maison ». L’allusion à une frontière imaginée fait autant référence aux tourments du temps qu’au passage de la réalité au rêve éveillé du narrateur.
Ce récit est parcouru de réminiscences littéraires et musicales.
Toutes proportions gardées, flotte le souvenir primitif des explorateurs de Jules Verne, première lecture initiatique de Julien Gracq. Plus prégnant, le souvenir de « la Chute de la maison Usher » d’Edgar Poe, d’une phrase lue à douze ans : « C’était pourtant dans cet habitacle de mélancolie… », porte ouverte vers l’imaginaire. Autre admiration revendiquée, Wagner : « Un magicien noir – c’est un mancenillier à l’ombre mortelle – des forêts sombres prises à la glu de sa musique ». Une ombre associée ailleurs par l’auteur à la montée du nazisme. Comme en embuscade dans ces admirations derrière Wagner surgit Debussy avec des références explicites à « Pelléas et Mélisande » : un anneau tombé dans une fontaine , et surtout la longue chevelure blonde de l’apparition finale, comme tombée de la tour du « Château d’Argol ». Musical également, l’insidieux traveling de cette voix ensorceleuse de femme, comme une secrète promesse, que l’on suit d’un bout à l’autre de la demeure, reflet d’un cinéma muet expressionniste cher à l’auteur.
C’est dire en quelques lignes la richesse des résonances de ce bref récit, qui renvoie tout membre de la société secrète des lecteurs que se reconnaissait avec gratitude Julien Gracq à un univers singulier et inépuisable, que l’on pourra à l’envi explorer lors de l’exposition « Julien Gracq, la forme d’une œuvre », que la Bibliothèque nationale de France lui consacrera, du 11 juillet au 3 septembre 2023.
On pourra y approcher enfin ses manuscrits, même en sachant que lui-même n’était « pas partisan de faire à l’invité visiter les cuisines ».
#Marcel Weiss