Littérature : L’Enragé, de Sorj Chalandon (Grasset)
Je viens de lire « L‘Enragé », édité par Grasset, qui reprend la révolte des gamins de la colonie pénitentiaire créée en 1902 à Belle-Île-en-Mer. Témoin de la traque qui s’en suit, Jacques Prévert leur a consacré un poème mis en musique par Vladimir Cosma.
Je rêvais de tuer pour ne pas avoir à le faire. Je prenais mon inspiration et je m’imaginais passer à l’acte. Les cris, les regards, la peur. Je m’entendais frapper. Une poignée de cheveux arrachée, une oreille écrasée d’un coup de poing. J’avais le goût du sang en bouche, le salé, le métal, tout ce haut-le-cœur.
Sorj Chalandon, L’Enragé
L’Enragé, c’est l’histoire vraie de Jules Bonneau dit La Teigne.
Jules a cinq ans, lorsque sa mère l’abandonne pour un accordéoniste de passage. Son père, saisonnier, grand blessé de la première guerre mondiale, indifférent à l’enfant, le confie au grand-père qui le méprise, le brutalise, quand il ne l’ignore pas. Jules, un jour sans pain, vole trois œufs. Cette faim sera le début de l’escalade qui le mènera à la colonie pénitentiaire pour mineurs de Belle-Île-en-Mer. Il y restera sept années. Le livre commence là, entre les murs gris et l’extrême violence des gardiens. Rien n’est épargné à Jules, ni à ses camarades d’infortunes, pour la plupart orphelins, petits voleurs de pommes, vagabonds. Insultes, coups de pieds et de poings, frappes au nerf de bœuf, isolement, viols, travail de forçat… Jules s’évade de ce cauchemar dans des rêves éveillés de vengeance et tient dans cet enfer grâce à un petit bout de tissus issue d’un foulard maternel, qu’il tourne et retourne dans sa main enfoncée au fond de sa poche.
Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues.
Grandi sans amour, sans soleil, sans eau, La Teigne est dur. Dur comme une pierre dans un désert affectif.
Mais La Teigne est dur aux coups reçus et donnés pour protéger l’enfant qu’il était, abandonné par la mère, rejeté par le père, emprisonné par la société, humilié et battu sans pitié par les matons. Au cours d’une nuit de feu et de sang, Jules s’évade avec une cinquantaine de ses camarades…Tous seront repris, sauf la teigne.
D’autres rencontres viendront, une autre vie commencera, protégée, cachée par des hommes de courage et de justice.
Je n’écris pas pour tourner la page. Je partage ma rage. Je donne une pierre, mais mon sac n’en est pas moins lourd. Les livres sont des camarades de souffrance.
La colère est son carburant, elle fout le feu au récit !
Sorj Chalandon a écrit ce livre à la première personne. Ce Je libère une colère qui prend sa source dans l’enfance de l’auteur.
C’est la grande force de ce roman qui s’inspire de faits réels. Sorj a mis sa colère d’enfant tabassé au service de Jules. Comme un cadeau posthume, il la lui offre, pour lui rendre justice et hommage par-delà le temps et l’oubli. Ce bouquin est une petite bombe d’humanité rageuse qui t’explose à la gueule à chaque page. Il y avait longtemps que je n’avais pas lu un roman aussi puissant.
Il me faut toujours une période de deuil avant d’entamer un autre livre. Celle-ci sera plus longue que les autres…
A écouter : L’échappée avec Sorj Chalandon pour son livre « L’enragé » (Eba Bester, France Inter)