Littérature : Les Services compétents, d’Iegor Gran (P.O.L - Folio Gallimard)

« Je n’ai, avec le pouvoir soviétique, que des divergences esthétiques. » Cette citation qu’ Iegor Gran reprend volontiers de son père, l’écrivain et dissident André Siniavski (1925-1997) donne le ton de son roman, Les Services compétents (P.O.L & Folio Gallimard). Le titre antiphrastique ne sert qu’à nous plonger dans une satire caustique d’un KGB granguignolesque qui prit six ans pour identifier son père. Cette traque, reconnait Patrice Greene te lâche pas la grappe. Tu rigoles, c’est plus fort que toi‘. Ton ubuesque qui rappelle La Mort de Staline, d’Armando Iannucci. Et dire que Poutine en pince pour la ‘compétence‘ du petit père du peuple…

Certains auteurs ont un ton. Ils ont le don du ton.

Un ton qui tient à rien et rien qu’à eux. Inimitable. L’ordre des mots dans le chaos d’une pensée, un sens de la rupture émotionnelle qui retourne à son avantage une situation aux angles morts pénibles. Iegor Gran a cette agilité des acrobates de cirque dans la chute comique. Quand tu ne souris pas… tu rigoles ! ce roman ne te fout pas la paix une seule seconde. Que tu sois peinard, chez toi, chien aux pieds, kawa en main, calé dans ton fauteuil en cuir râpé d’où jaillissent de jolis petits bouquets de pailles sèches ou bien sardine en boîte dans ta rame de métro, bouquin collé au pif….

“ Les Services compétents “ ne te lâche pas la grappe. Tu rigoles, c’est plus fort que toi. Et pour te faire rigoler avec le KGB faut quand même se lever de bonne heure ! Legor Gran est un lève tôt… c’est à l’heure du coq, qu’il pousse son cri.

Les branquignoles du KGB

Legor suit à la trace avec parfois une étonnante tendresse, ces épouvantables branquignoles de la police politique soviétique. Cette brigade de bras cassés formée à l’école du KGB, tous surdiplômés en langue de bois, ont la lourde tâche d’identifier, de localiser, de pincer, de menotter et de rééduquer pour finalement foutre au gnouffe tous ceux qui n’apprécient pas l’art réaliste socialiste… et le disent ! Il faut mettre hors d’état de nuire les traites qui au chalumeau tentent de fendre le moral d’acier des fiers prolétaires, fils d’octobre et fer de lance des paradis communistes.

Ce récit tragique, à l’allure d’un roman comique, raconte l’histoire d’ Andreï Siniavski (1925-1997), le père Iegor, qui écrivit sous pseudonyme et sous Khrouchtchev des récits fantastiques au relent antisoviétique qu’une revue française finira par publier au grand dam du Kremlin. Le KGB fit alors d’Andreï Siniavskï, écrivain russe reconnu, un terrorisme littéraire recherché… Les pieds Nickelés du KGB mirent sept ans à le serrer. Les tocards finirent par toquer à la bonne porte… La trame de l’histoire c’est le récit de cette traque. Andreï finira à la trappe… il fut condamné en 1965 à 7 années de goulag ! Il en sortira physiquement cassé, moralement intact….

Bien que Brejnev plus soucieux de l’opinion internationale y soit allé plus mollo mollo avec les dissidents tapageurs que le sanguinaire petit père des peuples qui s’en foutait comme de sa première vodka, beaucoup parmi ces hommes incroyablement courageux finirent leurs jours dans l’enfer blanc du paradis communiste.

Retour vers le futur stalinien

Au fil d’une lecture grinçante, tu réalises l’horreur de la vie sous contrôle de l’État.

Et l’espace de trois secondes – pas plus – tu te sens heureux de vivre dans un pays où on peut, sans risquer de casser 15 ans durant des cailloux dans le gel, critiquer n’importe quel président librement élu.

Surtout que Poutine ne cache pas son admiration pour « la compétence » des méthodes staliniennes pour museler toute contestation…

#Patrice Gree

Dans le même ton ubuesque et grinçant, n’hésitez pas à revoir, La Mort de Staline, comédie satirique coécrite et réalisée par Armando Iannucci, sortie en 2017 (et disponible sur Netflix)

L’humour vient du fait que c’est vrai. Si on écrivait des blagues, je pense qu’elles ne seraient pas à leur place. Ce que nous avons fait, c’est que nous avons simplement reproduit ce qui s’est passé et que nous avons essayé de mettre le doigt sur ce qui était bizarre dans cette situation. L’humour concerne également le comportement des gens, cette peur de dire la mauvaise chose etc. Nous avons découvert qu’il y avait des livres de blagues qui circulaient à l’époque, sur Staline, sur Beria, sur la torture et les goulags. Et les gens qui faisaient circuler ces recueils pouvaient être tués à tout moment, mais ils ressentaient toujours le besoin de plaisanter à ce sujet. « Si je peux me moquer de toi, tu n’as pas de pouvoir sur moi. »
Armando Iannucci, interview RollingStone (28.06.2021)