Lucian Freud. New perspectives (Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid)

Après la National Gallery de Londres, le Museo Nacional Thyssen-Bornemisza commémore le centenaire de la naissance de Lucian Freud (1922-2011), avec une rétrospective dont l’ambition est de proposer de « nouvelles perspectives » sur le peintre britannique jusqu’au 18 Juin 2023. Pour l’essentiel, il s’agit de mettre l’accent sur ce qui relie le maître à l’histoire de l’art, en se dégageant du carcan de sa biographie, « exubérante et difficile – difficile comme compliquée » selon les commissaires. Leur invitation à « mieux el regarder ses peintures » impose plus encore cet « incarnat » selon le mot de Jean-Luc Nancy, cette « matière palpable qui fait la chair : la surface muette de la nudité ».

Lucian Freud, Self-portrait, Reflection, 2002, News perspectives (Musée Thyssen) Photo OOlgan

La célébrité de Freud en tant qu’artiste a éclipsé son travail. Pendant longtemps, la biographie a été la principale lentille à travers laquelle son art a été évalué.
Daniel F. Herrmann, commissaire de l’exposition dans le catalogue.

La dimension d’un maitre moderne

Peut-on vraiment dégager de nouvelles perspectives sur le britannique Lucian Freud (1922-2011) à l’occasion du centenaire de sa naissance ? C’est l’ambition de l’exposition itinérante du Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, après National Gallery de Londres. L’occasion surtout de revoir dans un parcours approximativement chronologique et très aéré le meilleur – et le plus radical – de celui qui contre vents et modes de l’époque s’est concentré sur la représentation de l’être humain : autoportraits, portraits et nus remarquablement incarnés se frottent en la bousculant à la grande tradition de la peinture.

Lucian Freud, Last portrait, 197677. News perspectives (Musée Thyssen) Photo OOlgan

Du mythe du peintre à la réalité de la peinture

Plutôt de revenir sur le familial prestigieux, la biographie mouvementée, et ses frasques sentimentales, l’hommage vise à tisser et valoriser ses liens avec les maîtres anciens : de Holbein à Cézanne, de Cranach à Courbet dont certaines références explicites ou pas se nichent dans son œuvre. Mettre en valeur ce triomphe du ‘Studio’ et du canevas sur chevalet, de la technique de la Renaissance du non-finito, est-ce vraiment de nouvelles perspectives ?

La matière palpable de la couleur

Lucian Freud, Man in a chair, Baron H.H Thyssen-Bornemisza,1985 (Musée Thyssen) Photo OOlgan

Son mode d’exercice confirme cette tradition d’après nature qui l’amène toujours à travailler devant le sujet. Au prix d’interminables séances interminables. Cette recherche de la vérité, au prisme du regard et de la touche du peintre lui permet dépasser avec insolence les limites de la pudeur. Les sept sections du parcours charpentent les sept décennies de la carrière de l’artiste : Becoming Freud, avec le choix du figuratif. Le tout premier tableau de cette exposition est un autoportrait de 1940; Les premiers portraits, puis Intimacy, met l’accent sur son entourage et ses autoportraits qui constituent les cobayes de sa fulgurante technique, notamment ses deux filles peintes nues. Power présente une galerie de « fortes » têtes dans tous les sens du terme. Le peintre les croque sans fard.
L’enjeu de ses portraits impose des relations de pouvoir entre le peintre et ses modèles, entre les modèles eux-mêmes, et entre lui et vous…
Enfin, Le Studio, devient un véritable laboratoire où le travail de la chair, enfin Flesh autorise et réussit tous les excès plastiques.

Lucian Freud, Sleeping by the Lion Carpet, 1996, (détail) News perspectives (Musée Thyssen) Photo OOlgan

Le peintre de la violence de la chair

Bien au-delà des formes impossibles, manipulés ou distendues qu’il leur fait prendre, le peintre conforte la position de pouvoir sur des sujets qui ont acceptés ses conditions, et « son traitement ». C’est sans surprise que les cartels précis nous apprennent que nombre de toiles ont été refusées… Les portraits sont souvent si rapprochés donnent l’impression de sentir le souffle de sujets, jamais valorisés. Le plus frappant de cette évolution vers plus d’épaisseur de la chair, c’est la matière dont la peinture au sens propre et figuré enregistre tous les détails – souvent triviaux – de ses modèles – au prix de dizaines d’heures d’exposition : veines sur le cou, les mains ou l’intérieur du coude, l’éclat d’une vergeture, … tout s’impose d’égale importance. Au même plan de l’intime.

L’intimité du nu devient surface

Lucian Freud, Portrait of the hound, 2011 News perspectives (Musée Thyssen) Photo OOlgan

Les tableaux de Lucian Freud, leur extraordinaire incarnat, font sentir la chair : ils n’en donnent pas une image mais la montrent dans sa consistance. Traces tangibles de la rencontre de la couleur et de la toile, de la main qui trace les lignes du corps, de la chair qui s’incarne dans la couleur. (…)
L’incarnat, c’est ce sujet qui se retire, ce sont ces yeux qui se ferment, et qui font en sorte que seule la peau s’expose, sans défense, au regard et au toucher de l’autre. L’incarnat est le seuil de l’éros.
Jean-Luc Nancy. NUs sommes, La peau des images. Yves Gevarert éditeur. 2002

Lucian Freud, Sleeping by the Lion Carpet, 1996 (extrait) News perspectives (Musée Thyssen) Photo OOlgan

C’est tout le paradoxe de ces « nouvelles perspectives », nous sortir de l’intimité du peintre pour nous plonger dans l’intériorité de ses modèles où « l’intériorité de ce nu est la surface, incarnée » (Nancy).
Pour une nouvelle perspective du genre, l’exposition totale au peintre. A ce stade de laisser-aller des modèles il est vrai que la dimension biographique se fond littéralement dans la chair de la peinture. Dégager de toute histoire.

Lucian Freud, Naked Solicitor, 2003 News perspectives (Musée Thyssen) Photo OOlgan

#Olivier Olgan

Pour aller plus loin à l’occasion du centenaire de Freud

  • Lucian Freud, de Martin Gayford
  • Love Lucian : The Letters of Lucian Freud 1939-1954 de David Dawson et Martin Gayford
  • The Lives of Lucian Freud : Youth, de William Feaver