Culture
Magali Lambert, photographe des métamorphoses « venues du jamais mort »
Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 1 décembre 2024
(Artiste inspirante) « Les choses et l’être ont un grand dialogue » écrivait Victor Hugo dans Les contemplations. Il n’est pas de mots plus justes pour parler du travail de Magali Lambert. L’objet, le plus souvent délaissé, y apparaît doublement en gloire. Savamment mis en scène, il est ensuite photographié « comme un bijou », et dans cet ailleurs où l’artiste l’emmène, la vie circule. Sa vaste monographie « Venus du jamais mort » (éditions h’artpon) « montre la part de vie qui existe par-delà la vie, la part d’existence de l’objet par-delà l’objet, de l’être par-delà l’être » comme l’éclaire Frédéric Martin sur son blog 5, Rue du. Cette recherche prend un tour de plus en plus autobiographique. Magali Lambert fait entrer Anne-Sophie Barreau dans son atelier d’artiste, avant sa participation à l’exposition collective d’un jour « The last (fuckin) supper » organisée par la galerie Da-End le 14 décembre.
Les vestiges sont omniprésents dans votre travail. D’où vous vient cette passion pour les reliques ?
C’est assez mystérieux. Plus que d’une passion, je parlerais d’une volonté de les faire revivre. Quand je vois une matière abandonnée, abimée, ou délaissée, j’ai envie de la réhabiliter, de lui redonner une forme d’existence ou de dignité. Je veux voir ce qu’on ne voit plus.
J’imagine que cela vient de l’enfance, des premières expériences de perte auxquelles on ne se résout pas.
À quel moment ce travail autour de l’objet délaissé a-t-il commencé ?
Pendant mes études, je faisais plutôt des recherches autour de l’autoportrait. Celui-ci, cependant, était déjà porté par l’objet. Je questionnais qui j’étais, et l’objet, par l’utilisation que j’en faisais, apportait une première réponse. Il me permettait déjà de mettre en scène. L’objet est donc venu très tôt dans mon travail, et la relique, peu à peu, en est devenue un motif central. J’ai en effet commencé par récupérer des ossements et à les associer à des petits personnages en plastique trouvés sur un marché. C’est ainsi qu’est née la série Worlds of Bones constituée de sortes de mini mondes associant l’humain et l’animal, le plastique et l’ossement.
Vous n’avez cessé ensuite de creuser ce sillon
Absolument, j’ai l’impression que les propositions sont infinies. En ce moment, je m’intéresse aux restes laissés par la société, en particulier au plastique, à ces choses qui ne disparaissent pas. Qu’en faire ? Quoi faire ? Quant à l’association du naturel et de l’artificiel, je n’ai rien inventé, elle est omniprésente dans l’histoire de l’art, elle était déjà présente au 16ème siècle avec les vanités.
La série « Les merveilles » en est une belle illustration…
J’ai eu la chance de commencer cette série pendant que j’étais en résidence à la Casa de Velázquez, l’Académie de France à Madrid en 2012. Au fil des semaines, j’ai réuni une grande quantité d’objets délaissés. Il s’agissait essentiellement d’objets trouvés dans des marchés aux puces, toutes ces choses héritées de leurs aïeuls dont les gens se débarrassent mais qu’ils ne veulent pas jeter et qui sont mises en vente pour trois fois rien. Je les ai donc récupérées et j’ai créé des objets sur le modèle des merveilles des cabinets de curiosités d’antan, ces créations qui mélangeaient naturel et artificiel. Enfin, je les ai photographiés en les mettant en scène comme si c’était des bijoux.
Le naturel dialogue avec l’artificiel. La mise en scène vient créer une sorte de troisième langage, un langage de l’œil qui vient avant le mot et donne une autre vie à ces objets.
La photographie assure la pérennité de cette rencontre. Par la suite, en effet, je désunissais les objets et les remettais en circulation.
Quel rôle la photographie, précisément, joue-t-elle, dans votre travail ?
Au départ, je suis entrée en école d’art pour dessiner – l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs NDLR. Quand j’ai découvert la photographie, j’ai été époustouflée. Pour autant, je n’ai jamais abandonné le dessin. Par ailleurs, je fais des sculptures.
En réalité, la photographie est un peu partout. Elle est devenue un matériau en volume.
En ce moment par exemple, je développe un travail de sculptures à base de photographies. Si on reprend l’exemple des merveilles, elle me permet de mieux maîtriser les signes. Je choisis soigneusement l’angle, la lumière. La composition en studio est très longue, je veux que l’effet soit immédiat.
Quel est ce travail de sculptures à base de photographies ?
Je le mène dans mon atelier. Une pièce a été présentée à l’occasion de la dernière exposition collective à la galerie Vu’. Il s’agit d’une sculpture qui explore la question des prédations – le thème des proies et des prédateurs est également omniprésent dans mon travail. J’ai récupéré un petit manchot empaillé, très abimé, qui n’avait plus d’ailes et plus beaucoup de plumes, et j’ai décidé de construire ses ailes. Je les ai dessinées sur le modèle du Pétrel géant, un de ses prédateurs naturels, un oiseau qui a une envergure de deux mètres. Pour les plumes, j’ai utilisé des sardines, qui sont ses proies naturelles.
Autrement dit, les ailes sont dessinées sur le modèle de son prédateur, et les plumes, sur celui de ses proies. J’aime ce renversement des hiérarchies. Il y a une sorte de coopération entre les proies, les prédateurs et les éléments naturels.
Je suis en train de réaliser une deuxième sculpture qui sera montrée dans le cadre de la dernière exposition collective, « The last (fuckin) supper » organisée par la galerie Da-End dans son espace de la rue Guénégaud avant de s’installer ailleurs à Paris. Chaque artiste de la galerie viendra avec une « œuvre-plat » à l’occasion d’un « dîner ». Le lendemain, le 14 décembre, la galerie exposera ce qui restera du dîner.
Autre projet, celui que vous menez actuellement à la Capsule, le programme de résidences photographiques
Aujourd’hui, à côté de l’objet et de l’animal, un troisième pan, autour de la mémoire, est apparu dans mon travail. Je suis en train de l’explorer dans le cadre de cette résidence à la Capsule. Il s’agit d’une recherche autour des derniers sommeils de mon père.
Je tire une photographie, toujours la même. J’épuise cette image qui petit à petit devient autre chose, une ligne de couleurs, une peinture. Je peins sur l’émulsion photographique. Avec cette recherche, je reviens au dessin et à la peinture.
Votre travail a fait l’objet d’une première monographie, ‘Venus du jamais mort’. Quelle est la genèse de ce livre ?
Je ne résiste pas au plaisir de vous raconter de quelle manière, j’ai fait la connaissance de Caroline Perreau qui dirige les éditions h’artpon. Un jour, nous avons été invitées au même dîner. Tandis que nous discutions, notre hôte lui a montré mon travail qu’elle a regardé attentivement. Quelque temps plus tard, elle m’a proposé de prendre un café, et, de but en blanc, m’a demandé quel serait le livre de mes rêves ! Je lui ai répondu que ce serait un livre qui montrerait les différentes facettes de mon travail dans un objet cohérent, et elle m’a dit, je m’en occupe… C’est ainsi qu’est né Venus du jamais mort qui doit aussi beaucoup au travail de la graphiste Maroussia Jannelle. C’est une chance incroyable de travailler avec elles. Le livre a été publié en 2018 mais il reste d’actualité.
Nous préparons en ce moment un deuxième livre, Objets de mères en filles.
Tout est dans le titre…
C’est la première fois que je travaille avec une matière aussi intime. Pendant le confinement, j’ai réalisé une série intitulée A domicile. Elle était réalisée avec des objets que j’avais sous la main, en particulier des objets domestiques, une éponge par exemple, et ne révélait finalement pas grand chose de mon intimité.
Cependant, c’est à l’occasion de ce travail que j’ai commencé à m’intéresser aux objets de mes proches, aux miens, avec en toile de fond le désir de partir de l’intime pour aller vers quelque chose d’universel. J’ai commencé en récupérant des objets chez ma grand-mère qui venait de mourir. Elle avait vécu environ 70 ans dans cet appartement et avait accumulé un tas de choses. J’arrivais après ses enfants mais avant le brocanteur. J’ai choisi des objets sans savoir ce que j’allais en faire, mais tous me rappelaient qui elle était, d’où elle venait, et finalement, c’est son portrait qui, en creux, apparaissait.
Dans le livre, les objets que j’ai choisis pour ma grand-mère sont photographiés sur un fond gris clair neutre, ils semblent flotter.
Ce ne sont pas les seuls objets…
En effet, ils sont mis en regard avec ceux de sa fille, ma mère, que j’ai aussi photographiés chez elle, même si les photos sont très différentes. Ce sont naturellement aussi des objets qui parlent d’elle mais également du lien à sa mère. Et vice versa, les objets de sa mère parlent du lien à sa fille.
On voit la grande Histoire mais aussi les petites histoires, et surtout les héritages culturels, émotionnels. Il y a des clins d’œil, de l’humour. Et tout cela est donc mis en regard par mes compositions, il y aura aussi beaucoup de moi dans ce travail.
Ce qui est intéressant, ce n’est pas tant que ce soit moi, mais ce que cela dit du processus créatif, de tout ce qui se joue dans l’inconscient dans la création. Je vois ce livre comme une célébration de la vie.
Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez ajouter ?
Dans un parcours, certaines rencontres sont déterminantes. J’aimerais chaleureusement remercier Patricia Morvan qui, à l’époque où elle en était la directrice, m’a fait entrer à l’agence Vu, et Caroline Benichou qui dirige la galerie Vu! aujourd’hui.
Propos recueillis par Anne-Sophie Barreau le 25 novembre 2024
Pour suivre Magali Lambert
- Le site de Magali Lambert
- Représentée par la galerie Vu’, Hôtel Paul Delaroche, 58 rue Saint Lazare, 75009 Paris – benichou@vuphoto.fr
Agenda
14 décembre 2024, « The last (fuckin) supper » organisée par la galerie Da-End qui présentera dans son espace de la rue Guénégaud avant de s’installer ailleurs à Paris, les « oeuvre-plats » de ses artistes qui resteront du diner de la veille
A lire de Magali Lambert
Venus du jamais mort, h’artpon (2018), 148 p. 45€ 91 photographies issues de 7 séries d’œuvres, réalisées entre 2011 et 2018
« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » s’interrogeait Lamartine. Quelques années plus tard, le poète Francis Jammes écrira dans La salle à manger : « On a tort de croire qu’elle [l’armoire, ndlr] ne sait que se taire, car je cause avec elle… ».
Le livre de Magali Lambert, Venus du jamais mort, paru aux éditions h’artpon (Caroline Perreau) pourrait prendre place à la croisée des vers des deux poètes. La photographe s’attache, dans cette vaste monographie, à montrer la part de vie qui existe par-delà la vie, la part d’existence de l’objet par-delà l’objet, de l’être par-delà l’être. »
lire plus par Frédéric Martin, 5, Rue du
Histoires Naturelles, La meute orange, Auto-édité (2016), imprimé, relié (reliure japonaise) par l’artiste.
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