Maya Inès Touam, photographe de la "créolisation" (Elles x Paris Photo)
Riche actualité cet automne pour Maya Inès Touam. Son solo show « Les Choses qui restent » à la galerie Les filles du calvaire se termine à peine que « Elles x Paris Photo » le parcours dédié aux femmes photographes de la foire Paris Photo (9-12 novembre 2023) prend le relais, mettant en lumière une pratique qui, depuis l’origine, se nourrit de sa double identité de chaque côté de la Méditerranée. Une pratique qui aujourd’hui, entre peinture – et singulièrement relecture des grands maîtres – et photographie, invente, un troisième medium lequel, pour Anne-Sophie Barreau, séduit autant par sa qualité plastique que par ce questionnement identitaire, lequel fait une large place aux femmes. L’artiste et photographe franco-algérienne se confie à Singular’s.
Identités plurielles
Je pose humblement mon empreinte dans celle des grands maîtres.
Maya Inès Touam
Anne-Sophie Barreau. Vous êtes l’une des 38 photographes sélectionnées cette année dans le cadre du parcours Elle x Paris Photo de la foire Paris Photo. En quoi les photos qui seront montrées sont-elles emblématiques de votre travail ?
Deux pièces de grand format – Nature morte à la grenade et un retable intitulé Agoodjie – ainsi que quatre petites esquisses colorées issues de la série « Replica » seront présentées. Ces œuvres ont été produites chronologiquement et sont représentatives de ma pratique depuis 2017, année à partir de laquelle j’ai abordé la représentation à travers les objets et en particulier la nature morte. « Replica » est à cet égard une série pivot qui m’a permis, grâce à des lectures autour de Matisse, d’aborder la couleur autrement, en l’occurrence à travers sa forme et non plus seulement à travers des jeux de lumière et de clair-obscur comme par le passé. Cette complexité supplémentaire a été un challenge. Ces pièces sont également emblématiques d’un travail axé depuis quelques années sur la réinterprétation. Je raconte des histoires qui me sont propres mais en posant humblement mon empreinte dans celles de grands maîtres.
On retrouve en effet dans ces œuvres ce qui, depuis toujours, est une ligne de force de votre travail, à savoir l’interrogation sur les identités plurielles, écho en cela à votre propre histoire puisque vous êtes née en France de parents algériens
Elles reflètent bien en effet cette double identité que je scrute depuis maintenant une dizaine d’années : si ma recherche plastique est très influencée par mon éducation culturelle occidentale, dans le fond, en revanche, mes préoccupations sont davantage centrées sur l’Afrique, et en particulier le Maghreb.
Qu’il s’agisse de l’exil, du déplacement, des migrations, de la maternité, les questionnements qui nourrissent mon travail sont à la fois quotidiens et universels. Or, quand je vois certaines œuvres de Matisse ou d’autres artistes – je pense notamment à la peinture flamande – cet écho des œuvres des grands maîtres avec l’actualité me semble évident. Je vois d’autres significations, je n’ai plus ensuite qu’à réactiver ces mythes, à les remettre au goût du jour.
Réinterpréter est aussi intéressant dites-vous que créer son langage propre
Au début, j’ai eu un peu peur du regard extérieur. Pour certains, réinterpréter, c’est plagier, copier. Au départ, j’ai réinterprété les œuvres de Matisse à l’identique, et si cela m’a fascinée parce que j’ai compris le génie et la complexité de l’artiste, ce travail ne disait rien de mes préoccupations, ni de celles de ma génération. Pour amener l’œuvre à moi, j’ai donc dû détricoter, déconstruire selon un schéma inspiré de mes études aux Beaux-Arts de Paris pendant lesquelles j’ai compris que l’histoire de l’art que l’on m’enseignait était une histoire européanocentrée, mais qu’il y avait d’autres choses à voir ailleurs. Il en résulte des œuvres qui me permettent d’illustrer avec plus de force peut-être les thèmes qui me sont chers.
Entre peinture et photographie
Le plus important, c’est la composition, la façon dont les objets vont être mis en avant puis dialoguer les uns avec les autres.
Maya Inès Touam
Une des grandes caractéristiques de votre pratique est en effet de tenir autant de la peinture que de la photographie
Mes références sont en effet principalement du côté de la peinture mais j’ai toujours aimé m’exprimer à travers la photographie. Ma pratique serait comme un troisième medium : j’utilise l’appareil photo pour tendre vers quelque chose qui serait entre la photographie et la peinture. Il y a beaucoup d’inconnus quand je produis, mais c’est toujours une recherche qui tend vers la picturalité à travers la mise en scène, le boitier, la lumière, etc…
Dans ce processus, à quel moment l’objet vient-il prendre place dans le cadre ?
Au départ, soit c’est l’objet qui me pousse à la composition, soit c’est l’idée qui me pousse à trouver l’objet. Cela passe, quoi qu’il arrive, par une recherche de cadrage puisque je travaille en studio photo. Mon appareil photo est connecté à mon ordinateur. Le cadre que je vois sur mon ordinateur est celui dans lequel je vais pouvoir m’exprimer. Avant cela, en amont, j’ai pu récolter les objets. Tout l’enjeu ensuite est de les faire entrer dans le cadre, étant entendu que le plan est en 2D : l’écran d’ordinateur est en effet comme une peinture, le décor n’est pas prioritaire. Je peux par exemple mettre un objet en lévitation si je le souhaite. Le plus important, c’est la composition, la façon dont les objets vont être mis en avant puis dialoguer les uns avec les autres.
La multiplicité des regards sur votre œuvre semble également beaucoup vous importer
Les enfants et les jeunes adultes à qui j’enseigne la photographie dans le cadre d’une collaboration avec le musée du quai Branly – Jacques Chirac et le musée national de l’histoire de l’immigration sont venus voir récemment mon solo show présenté à la galerie Les filles du calvaire. Au cours de ces visites, j’ai eu une approche différente de mon travail, complémentaire de celle des adultes qui est peut-être plus philosophique, un peu moins littérale. Après ce mois et demi d’exposition, je sais que ce que je voyais dans mes pièces va être enrichi par leurs visions différentes.
Femmes d’Algérie
Parfois, votre travail est un travail photographique à 100% comme dans « Révéler l’étoffe ». Pouvez-vous en parler ?
Entre 2014 et 2018, j’ai photographié plus de 200 femmes en Algérie. Il s’agit d’un travail né de ma découverte, lorsque j’étais étudiante aux Beaux-Arts, du commerce de carte postale à l’époque coloniale, des images qui érotisaient ou assujettissaient les femmes, très éloignées de mes archives familiales. Le parti pris était celui du documentaire. L’idée était de donner la parole, d’être neutre, juste et réaliste sur ce que sont ces femmes. Elles avaient un droit de regard sur les images sélectionnées mais aussi sur leurs textes puisque je les ai interviewées. C’est un travail auquel je tiens beaucoup, mais dont je ne parviens pas, aujourd’hui encore, à trouver la forme finale. Ce qui est certain en tout cas, c’est qu’il avait besoin d’exister sous cette première forme. Il est charnière en ce sens que j’ai accumulé tellement d’objets donnés par ces femmes que c’est de là qu’est née l’idée de poursuivre à travers une représentation des objets. Mes toutes premières images de nature morte sont quasiment des portraits hybrides et métaphoriques de ces femmes.
Mon travail est souvent arachnéen, avec des réflexions qui tournent beaucoup autour d’une vision matriarcale, mais aussi de la migration, du déracinement.
Je ne cesse de dire à mes étudiants qu’à côté de William Henry Fox Talbot et de Louis Daguerre, il existe d’autres personnes sur d’autres continents qui à la même période ont créé d’autres images dont il faut se nourrir.
Revenons pour conclure au parcours Elles x Paris Photo. Que représente pour vous cette sélection ?
Il s’agit de ma première participation à la foire, qui plus est dans un parcours qui joue un rôle essentiel pour mettre en lumière le travail des femmes photographes. C’est donc un grand honneur. Par ailleurs, les femmes occupent une place centrale dans mon travail. Il me semble donc que cela fait sens. Le retable Agoodjie, parle du reste de Tassin Hangbè, une régente béninoise qui a été effacée de l’histoire officielle du Dahomey.
Dans une pièce que je viens de produire, « Memoria Obscura », il est question de trois femmes qui ont œuvré pour l’histoire commune mais qui ont été, elles aussi, effacées de l’histoire. On ne peut voir mon travail qu’avec une lampe UV.
À l’œil nu, en revanche, ces images sont noires.
J’ai envie de continuer à exploiter cette technique : à travers un prisme lumineux on fait apparaître des incarnations que le prisme normé ne montre pas.
Le rapprochement avec l’histoire se fait immédiatement. Quand j’enseigne la photographie, je ne cesse de dire à mes étudiants qu’à côté de William Henry Fox Talbot et de Louis Daguerre, il existe d’autres personnes sur d’autres continents qui à la même période ont créé d’autres images, d’autres récits dont il faut se nourrir.
Souvent, j’emploie le mot de créolisation emprunté à Édouard Glissant pour parler de mes pièces qui sont le fruit du colonisateur et du colonisé. Il peut naître de la beauté de cet inconnu.