Milan Kunc, 51 ans de peinture révolutionnaire indépendante (1972-2023) (Loeve&Co Marais)
Nouveau fauve, ancien conceptuel ?
Celui qui s’était su peintre du fond de la cellule de prison tchèque où on le confina en août 1968 avec toile, couleurs et pinceaux goûta modérément, passé à l’Ouest et assis sur les bancs de la Kunstakademie de Düsseldorf période Beuys, aux noces d’une avant-garde conceptuelle et d’idéaux communistes également normalisés. De parti, il ne prendra que celui, sur une scène new-yorkaise gagnée au mitan des années 80 par les nouveaux fauves et tenants de la bad painting, d’une peinture toute en jovialité et dérision, davantage vue aux USA et en Allemagne qu’en France, où aucun solo-show d’importance ne lui avait encore été consacré. Loeve&Co Marais y remédie jusqu’au 4 novembre dans son espace du Marais.
Kitsch, Kunc l’est sans aucun doute.
Plastiquement d’abord, par la surabondance hétéroclite et truculente d’objets, symboles et images dont il truffe (à l’exemple de cette Venus watching the Appolo start (1982), odalisque dérobée à Velázquez ou empruntée à Ingres et étendue sur des téléviseurs cassés, contemplant le décollage d’une chimérique et rudimentaire fusée plus proche de Méliès -ou, en l’occurrence, du compatriote et pareillement fantasque Karel Zeman– que de SpaceX vers un ciel émeraude où tourne une Saturne de science-fiction) ses compositions. Lesquelles n’évitent le télescopage visuel que par la grâce surjouée d’une palette criarde et tapageuse à rendre Matisse terne et Derain timoré (les jaunes y sont le plus souvent citron voire acidulés, les bleus électriques sinon violacés, les rouges pourpres comme orangés) et d’un trait tantôt naïf (surtout dans ses toiles, lisses et fignolées), tantôt désinvolte (davantage dans ses dessins, plus nerveux et échevelés), jamais malhabile. Mais également par l’attrait équivoque et fugace que ces tableaux, avec leurs allures de livres d’images enfantins ou de chromos désinvoltes, exercent sur un spectateur émoustillé, puis rapidement dubitatif.
Kunc fait mentir Broch.
Car si le terme convient assurément au style de Milan Kunc, on aurait probablement tort d’y réduire le sens de son œuvre. Le kitsch ne paraît plus, chez Kunc, ce qui par sa prodigalité visuelle atténue, anesthésie, atrophie tout ce qui se trouve en deçà ou au-delà de sa propre apparence. Mais, au contraire, ce qui le révèle, le catalyse, le sublime.
L’essence du kitsch constitue le fait d’échanger la catégorie éthique contre la catégorie esthétique ; il impose à l’artiste de faire non pas un ‘‘bon’’ travail mais un ‘‘beau’’ travail ; ce qui lui importe, c’est la beauté de l’effet.
Hermann Broch
Tout, dans la peinture de Milan Kunc, paraît gratuit,
rien ne saurait l’être pour autant.
Une automobile précieusement bâchée et gagnant la nuit étoilée sur de cotonneux nuages qu’encadrent deux cierges à l’éclat sulpicien, une coquette ménagère passant l’aspirateur dans son living-room de catalogue ou de maison de poupée tenant au creux d’un tiroir ouvert sur le vide sidéral, une figurine de girafe moins dalinienne que cartoonesque dont le cou semble vouloir rivaliser en longueur avec un champignon atomique en forme d’arbre dans la frondaison duquel flottent des paires de cerise tenant plus du papier peint que de la botanique : ces sujets en apparence improbables et purement fantaisistes en disent long sur notre monde aliéné ici par une transcendance marchandisée, là par une surconsommation érigée en norme, ailleurs par un progrès technique toujours moins maîtrisé.
Tout ceci serait sans doute simpliste s’il n’y avait, derrière la grandiloquence de la forme, la justesse d’un fonds de gravité sourde.
L’emphase seule ne ferait arriver Kunc à ses fins.
Passé de la componction creuse du réalisme socialiste (qu’exposera un autre Milan exilé : Kundera) au trop-plein (visuel comme intellectuel) d’une société d’abondance sapée par la contestation, il a, de chaque monde par lui traversé, éprouvé les tares et pris systématiquement la tangente (sans pour autant s’ériger en poseur cynique : en témoigne l’ambition intacte, jusque dans le titre de l’exposition, d’une peinture parvenant à être et rester « révolutionnaire »). À travers son exubérance grinçante et nullement innocente, équivoque à force d’être explicite, il parvient à nous signifier quelque chose en nous montrant quasiment n’importe quoi.
On a volontiers rapproché Kunc du Magritte « vache » ou du Chirico métaphysique (encore que celui plus tardif, néoclassique pompier dans les années 40 puis s’auto-citant en ligne claire et couleurs pimpantes au soir de sa vie, s’en trouve peut-être plus familier). Il est tout aussi tentant de l’apparenter à George Grosz, illustrateur par-delà l’outrance et la caricature des échecs de la république de Weimar et de la montée du nazisme (seule manière, d’après l’analyse de Günther Anders, de vraiment réagir à la gravité de son époque : « s’il restait figuratif, c’était uniquement parce que son monde n’était pas sain, et qu’il ne désirait rien tant que de dresser un portrait ‘‘frappant’’ de ses ignominies et de le clouer au pilori »). Ou à cette veine satirique mitteleuropéenne, à la fois burlesque et acerbe, gaillarde et onirique, que l’on voit courir de Jiri Sliva à Roland Topor (autre habitué des cimaises de Loeve&Co).
Preuve que si elle en garde la vigueur et l’exubérance, la peinture de Milan Kunc n’a rien d’un feu de paille. Ce qu’elle a de plus voyant est aussi ce qu’elle a de plus profond.
#Nicolas V.