Mirco Marchelli, Lieti Motivi ("motifs heureux") (Tourrette)
(Leit) motivs
Au premier regard, l’œuvre de Mirco Marchelli paraît se révéler sous le seul empire du détail et de la redite, comme vouée à la réitération précieuse de motifs qui ne sauraient lui appartenir tout à fait. Points et demi-cercles, carrés et losanges, croix et triangles de bistre ou de cinabre, d’or ou de safran, d’ardoise ou de cobalt semblent s’y décliner, dans le faux volume d’un trompe-l’œil ou la variation d’un quasi monochrome, en autant de réminiscences incertaines où le préexistant le dispute au déjà-vu. Que l’on passe par l’allemand pour tenter de traduire « Lieti Motivi », et c’est le Leitmotiv, « motif dirigé » entre thème et rengaine, qui s’impose.
N’a-t-on pas, il y a un certain temps, foulé un pavement, contemplé une fresque, écarté un rideau de ces mêmes couleurs et formes ornés ?
Immuable fragilité
C’est possible, car de la romanité au baroque Marchelli assume les influences stylistiques et n’est pas le premier à en jouer. Viennent pêle-mêle à l’esprit les Points finaux, colorés et pâteux, que Francis Picabia mit en 1949 à une œuvre elle-même riche en citations. Le -repenti- pop anglais Joe Tilson, qui avec sa série Stones of Venice osa avec jubilation décliner un flamboyant bréviaire architectural et ornemental de la Sérénissime. Ou encore les marqueteries de papier peint par lesquelles Raphaël Zarka mit en abîme les motifs géométriques de faux marbre qui accompagnent les fresques peintes par Signorelli et Le Sodoma dans le cloître principal du monastère toscan de Monte Oliveto.
C’est probable, tant leur aspect confine à la patine, à l’usure, à une forme de fragilité, voire de sursis. Dirigé, vraiment ? On se rappellera cette scène du Rome de Fellini où des fresques romaines demeurées intactes mais comme indifférentes, à peine découvertes par des ouvriers s’affairant au percement du métro, vite s’effacent dans le courant d’air qu’a ouvert leur tunnelier.
Les œuvres de Mirco Marchelli ont cette beauté à la fois intacte et précaire, offerte et inaccessible, primesautière et fanée, que revêtent les choses exhumées au terme d’une longue omission.
A tempo
Et pourtant, n’est-ce pas la première fois que nous contemplons ces peintures, sculptures et céramiques dont les cartels viennent rappeler qu’elles nous sont indubitablement contemporaines ?
Ainsi, ce qu’assemble Mirco Marchelli au fil des nombreuses recherches qu’il affectionne de mener sur les matériaux les plus divers (du plâtre au ciment, de la terre cuite à la céramique, du bois au papier) nous apparaît moins surgi d’un passé résolu et énigmatique qu’émancipé d’une temporalité et d’une spatialité définies. Ce que l’on croyait citation diffuse s’avère fantaisie pure, au gré d’une sorte d’esthétique de la suspension et de l’incertitude.
Il faut se figurer Klee en jazzman.
Celui qui est d’abord musicien et accompagna de sa trompette Paolo Conte pourrait peindre, dessiner ou sculpter comme on fait ses gammes ; bien davantage, il compose, module, varie, ‘sample’ presque.
L’évocation chez lui est en réalité mélodie ; le ressassement, rythme ; la préciosité, harmonie.
La métaphore de la création musicale est loin d’être fortuite : selon le « compositeur-artiste », cette dernière est tout aussi importante que son activité de plasticien. Autant que de l’exposition, Lieti Motivi est d’ailleurs le titre d’une composition pour 12 instruments à cordes (2 violons, 4 violes, 4 violoncelles et 2 contrebasses) qui chez Tourrette dépasse la simple sonorisation -concept profondément récusé par Marchelli s’agissant de son travail, qu’il conçoit de façon chorale.
Puisqu’alors il convient de parler d’œuvre tant plastique que musicale, celle-ci ne trouverait-elle pas son aboutissement non dans les formes achevées des pièces vues et écoutées mais véritablement entre celles-ci, au hasard de la déambulation au cœur de l’exposition ?
On ne se satisfait guère, face au travail de Marchelli, d’étiquettes telles qu’« abstrait » ou « ornemental ». Sa prédilection pour le baroque (centrale dans Lievi Motivi) le mène en effet au-delà : dans ce qu’Eugenio d’Ors qualifiait de « constante historique » du baroque, style irraisonné et rhizomique outrepassant tous les autres et se réincarnant de modes en époques.
De cette tension bizarrement heureuse entre la répétition et l’improvisation, le séculaire et le précaire, l’ancestral et l’expérimental, le fini et l’infini, naît la sensation d’une œuvre où le céramiste antique, le fresquiste de la Renaissance, le créateur contemporain affilié à l’Arte povera se trouveraient conciliés plutôt qu’opposés.
Ce qui se succède, avant tout, se complète.
La permanence de l’œuvre d’art réside alors moins dans son éventuelle dégénérescence -tant matérielle qu’esthétique ou morale- que dans sa vraisemblable persistance. Celle-là même dont Georges Didi-Huberman faisait en 2014 le nécessaire pari dans La Survivance des lucioles, essai de conjuration des apocalypses contemporaines et plaidoyer pour la capacité des images à conserver leur sens comme leur intégrité, à résister à leur usure comme à leur dévoiement.
Le temps, d’épreuve, devient viatique.
Il en va de même des lieux où Mirco Marchelli choisit d’exposer.
En 2013, on le voyait transformer en Scena muta per nuvole basse le Museo Fortuny de Venise, palais patricien Renaissance arraché à une lente décrépitude par la fantaisie 1900 d’un autre « artiste complet » (le couturier, peintre, graveur, photographe, scénographe-éclairagiste, créateur de lampes et d’ameublement Mariano Fortuny y Madrazo, tel que le détaille sa notice biographique officielle) et régulièrement investi depuis par des créations des plus modernes.
En 2023, le voici qui passe d’un musée archéologique piémontais (où il est invité à dialoguer avec les collections d’antiquités, avec lesquelles il annonce orchestrer « une projection en arrière pour regarder en avant ») à un étonnant espace d’exposition parisien, rue de Grenelle, portant les marques discrètes et superbement décaties (des colombages et miroirs où s’encadrent certaines pièces jusqu’au comptoir, fréquenté par Antoine Blondin comme par Dina Vierny, dont le carrelage souligne encore le tracé) du « bougnat » qu’il fut.
Réjouissantes errances à travers la matière du temps créatif, que Marchelli réussit à rendre simultanément cristallisée et évanescente -à l’image, insaisissable, du kairos aristotélicien.