Musique : La Zarzuela baroque et Romantique, par Pierre-René Serna (Bleu nuit)

Bleu nuit éditeur, 2018, 2021, 176 p., 20 €

Après un panorama encyclopédique d’un Guide de la zarzuela (2012), Pierre-René Serna a poursuivi son introspection passionnée de ce genre lyrique si spécifiquement espagnol, si méconnu en France ; il lui a fallu au moins deux livres pour en définir toutes les spécificités ; l’âge d’or de La zarzuela baroque des XVIIe et XVIIIe siècles (2018), puis publié récemment, La zarzuela romantique, de son apothéose au déclin (chez Bleu Nuit éditeur). Singulars a voulu en savoir plus.

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Comment expliquez-vous le paradoxe de cette méconnaissance de la zarzuela, souvent réduit à un genre « chico » (petit) mais qui a pourtant traversé quatre siècles, les styles et les époques, du divertissement baroque au drame vériste ?

Petite remarque préalable : le « género chico » est un sous-genre de la zarzuela, qui fait référence à la « zarzuela chica » (en un acte) par opposition à la « zarzuela grande » (en trois actes), mais ne désigne pas vraiment la zarzuela comme telle, malgré cette façon erronée de parfois l’intituler en Espagne même !
Pour ce qui est de la méconnaissance de la zarzuela, ce n’est vrai que pour les pays non-hispanophones. Puisque c’est un genre lyrique prospère en Espagne, avec même un théâtre spécialisé à Madrid, le Teatro de la Zarzuela équivalent en quelque sorte du théâtre de l’Opéra-Comique à Paris ; mais prospère aussi dans les Amériques de langue espagnole et même jusqu’aux Philippines, avec nombre de représentations dans différents théâtres.
Quant à sa méconnaissance dans les pays non-hispaniques, j’y vois deux raisons : la présence quasi constante de dialogues parlés dans cette forme proche de l’opéra-comique, qui plus est en espagnol, ce qui est assurément un frein à une expansion internationale, de la même manière que les dialogues constituent un handicap pour La Flûte enchantée ou Le Freischütz ; d’autre part, mais moins formellement, des sujets ayant trait souvent à un contexte hispanisant, bien que ce ne soit pas une règle générale.
Mais actuellement, nous en sommes peut-être au début de cette expansion, avec des productions comme on a pu en voir à Toulouse ou récemment encore à Lausanne, ou Coronis de Sebastián Durón (1660-1716) à l’Opéra-Comique donnée tout récemment après une tournée dans différentes villes françaises. Mes trois livres en français consacrés à la zarzuela en témoignent d’une certaine manière !

Qu’est-ce qui distingue la zarzuela et l’opéra espagnol, alors que La gloria de Niquea peut être considéré comme le premier opéra espagnol dès 1622 ?

La distinction est difficile. J’en vois essentiellement une : la présence dans la zarzuela de dialogues parlés entre les airs et parties musicales, à l’instar de l’opéra-comique français comme je disais. Alors que le genre de l’opéra ne comporte pas, théoriquement, de parties parlées. Historiquement, c’est aussi et surtout les lieux de représentation qui instaurent chaque genre lyrique : d’une part le théâtre du palais royal de Madrid, puis ensuite des théâtres d’opéra ; d’autre part le théâtre du palais de la Zarzuela, résidence royale de villégiature aux environs de Madrid, puis les théâtres spécialisés en zarzuelas.
Car n’oublions pas que durant l’époque baroque, il s’agissait dans les deux cas de spectacles de cour.
Mais il y a nombre d’hybrides, et il bien souvent difficile de faire la part de l’opéra espagnol de celle de la zarzuela proprement dite. Coronis à l’Opéra-Comique, ne comporte pas de dialogues parlés, bien que l’œuvre s’intitule zarzuela !

Peut-on dégager des différences entre la zarzuela romantique, de sa version baroque ?

Il s’agit de deux formes de la zarzuela qui correspondent à deux époques : l’époque baroque, XVIIe et XVIIIe siècles, l’époque romantique, XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle. Mais ces deux époques marquent des critères différents.
Ainsi pour la zarzuela dite baroque, les sujets sont exclusivement mythologiques, comme dans le reste de l’Europe lyrique ; avec toutefois l’apparition de sujets plus réalistes vers la moitié du XVIIIe siècle, ici aussi comme chez les autres Européens, comme Mozart ou Grétry par exemple. Autre caractéristique de la zarzuela baroque : des distributions vocales quasi exclusivement féminines, y compris pour incarner des rôles et divinités masculines ; à l’exception des rôles de bouffons ou de barbons, qui sont parfois confiés à des chanteurs masculins.
Le contraire de l’Italie à la même époque, avec ses théâtres lyriques interdits aux interprètes femmes ! Les castrats, par exemple, n’auront aucune part dans l’art lyrique baroque espagnol.
Avec la zarzuela de l’époque romantique, c’en est fini et les distributions vocales mêlent chanteuses et chanteurs, chacun dans son personnage féminin ou masculin, hors de rares rôles travestis. Les sujets de livrets de la zarzuela de l’époque romantique deviennent aussi ceux courants, d’un réalisme historique ou contemporain. Comme dans le reste de l’Europe lyrique.

D’où vient aussi cette spécificité qu’est la place des femmes dans les distributions ?

Cette spécificité est propre à l’Espagne lyrique baroque, dans la zarzuela baroque comme dans l’opéra baroque espagnol, comme je disais. C’est une spécificité unique, que l’on ne retrouve pas dans les autres pays. Les chanteuses étaient alors des idoles de la société et du public espagnols, pour qui souvent les compositeurs écrivaient intentionnellement.

A travers de nombreux exemples, vous insistez sur la souplesse de cette forme lyrique alors que l’opéra, même bouffe ou comique, reste très codifié, qu’elle est cette « aura nocturne qui la rend irréductible à tout autre forme théâtrale ou lyrique » ?

Un trait de la zarzuela, qui ira s’accentuant avec le temps, réside dans son caractère irrévérencieux, dans ses sujets, ses personnages et la façon de les mettre en valeur et en musique. Que l’on trouverait peu dans l’opéra des autres pays. Il faudra attendre Kurt Weill (1900-1950) à cet égard.

A la lecture du livre dédié à La Zarzuela romantique, le lecteur découvre que le genre a connu un nouvel âge d’or dans la deuxième moitié du XIXe siècle, est-ce cette dimension populaire qui lui permet d’être toujours au répertoire des théâtres même si vous reconnaissez qu’elle ne se renouvelle plus ?

La zarzuela romantique se distingue par ses personnages, comme je disais. Personnages auxquels le public pouvait s’assimiler. Les prolétaires et autres types populaires sont ainsi célébrés pour des premiers rôles. Alors que dans l’opéra européen des autres pays on en restait aux rois et princesses ! C’est peut-être une des raisons de l’engouement populaire et public en Espagne et les pays de langue espagnole, pour la zarzuela de l’époque romantique. Cela dit, la zarzuela est devenue aujourd’hui un genre de répertoire, de musée, à l’instar la  quasi totalité de l’opéra international. Il n’y a plus guère de créations de zarzuelas nouvelles.
Car la zarzuela a subi, comme l’opéra, deux contrecoups : l’apparition à partir des années 1950 de la musique atonale dans la musique savante, qui ne se prête guère à la mélodie ; et l’explosion des chansons de variété. Bien que le Teatro de la Zarzuela de Madrid nous promette pour bientôt une création contemporaine de zarzuela.

Pour ceux qui découvrent, grâce à vous, la diversité et la puissance de ce continent lyrique prolixe (près 20 000 titres répertoriés – 500 compositeurs) quels sont les 5 ou 6 chefs d’œuvre qui vous recommandez pour commencer cette « expérience initiatique à vivre en lieu et heure » ce que vous revendiquez dans vos ouvrages ?

Choix difficile ! Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre… Je me lance, en privilégiant l’aspect de découverte aisée, plutôt qu’une œuvre peut-être plus ambitieuse mais difficile d’accès ou moins connue :

  • La verbena de la Paloma, de Tomás Bretón (1850-1923) qualifiée justement de « chef-d’œuvre » par Saint-Saëns et à laquelle je dois mes premiers émois dans le domaine de la zarzuela ;
  • Las golondrinas, de José María Usandizaga (1887-1915), œuvre complexe mais directement parlante ;
  • La revoltosa, de Ruperto Chapí (1851-1909), immédiatement entraînante bien que le même compositeur ait donné des œuvres plus ambitieuses ;
  • La dolorosa, de José Serrano Siméon (1873-1941), zarzuela douloureusement étreignante  ;
  • et pour illustrer le domaine baroque : Viento es la dicha de amor, de José de Nebra (1702-1768), bien servie en son temps par un enregistrement dirigé par Christophe Coin ;
  • ou Coronis de Sebastián Durón (1660-1716), par Vincent Dumestre, Le Poème Harmonique, livret, 2 CD Alpha, 2022

Pour aller plus loin : la chaine youtube du Teatro de la Zarzuela, qui a capté de nombreuses zarzuelas