[Musique & Littérature] Hommage à André Tubeuf, musicographe et écrivain (1930 – 2021)
Une capacité d’admiration intacte
Pour plusieurs générations de ‘journaliste musical’ André Tubeuf reste un modèle; une immense érudition pour nourrir la musique au-delà du principe de plaisir, une plume bienveillante, se refusant aux épanchements pour de merveilleux exercices d’admiration et de transmission. Cette capacité de privilégier ce qui vous élève, se concentrer sur l’essentiel, pour mieux le partager. L’ancien élève de Vladimir Jankélévitch avait retenu de son maitre que ‘’seule l’émotion est créatrice. Seule l’émotion en vaut la peine. Seule l’émotion est même philosophique. Celui qui n’est pas ému ne saurait non plus être émouvant. » Ce qui vaut pour l’interprète et le mélomane, vaut aussi pour le musicographe : l’émotion ressentie devient source de création littéraire, une source de bonheur aussi tant l’approfondissement du ressenti apporte un surcroit de profondeur. Cette quête était devenu la mission de l’auteur du formidable Dictionnaire amoureux de la musique (Plon)
Cerner le mystère ineffable de la musique
Aussi à rebours de ce que prétend Tolstoï, ce boulimique de concerts et de disques historiques reste du coté de Jankélévitch qui affirme que la musique n’est pas tant indicible qu’ineffable : « Aussi écrire à son sujet exige-t-il de celui qui s’y risque qu’il soit, au plus intime, en correspondance avec ce « je-ne-sais-quoi » qui se situe au-delà des mots. » écrit-il dans l’introduction de son Offrande musicale (Coll. Bouquins), à la fois guide d’écoute, hommage aux compositeurs et interprètes qui l’ont transporté, littéralement. Et c’est littérairement que Tubeuf poursuivra sa tentative de vivre au plus près du mystère de la musique. Ce don si rare à se mettre dans le fauteuil de l’auditeur fut à la fois une exigence de partager le plaisir musical loin du jargon des musicologues, et un besoin de vivre la musique comme un mélomane éclairé.
Un écrivain de la musique
Relevant autant du sentiment que de la pensée, le musicographe – terme pour définir ce travail littéraire à l’écoute de la musique vicante – devient un travail d’écriture, une recherche des mots bienveillants pour rendre justice au vécu, et restituer les émotions données par les interprètes. S’il les côtoyait ce n’était pas pour capter une partie de leur prestige, mais pour tenter de transcrire au mieux leur part de mystère. Infatigable passeur, celui qui n’écrivait jamais à la première personne partageait sa passion dans de nombreux médias – du Point à Diapason – et une imposante bibliographie, de Bach à Richard Strauss, de Rudolf Serkin à Elisabeth Schwartzkopf. Avec une exigence, transmettre son enthousiasme plus que son savoir.
Parmi des centaintes de papiers, citons l’un de ses derniers, avec toujours la même injonction Prenez du plaisir en écoutant Beethoven (Le Point 190220) : « Feu aux joues. Avec lui, il faut donc faire confiance. Boucler sa ceinture en cas de turbulences – et il y en aura -, mais aussi s’apprêter à goûter de cette ambroisie qu’il dispense comme s’il était un demi-dieu, ou plutôt de cet alcool fort dont rien en musique jusqu’ici, pas même Bach, ne nous a procuré l’ivresse. Comment la caractériser ? Une première évidence : cette musique va vite, l’énergie en est sa matière première, son nerf, son ressort. Elle nous communique sa force, nous fouette le sang. Beethoven ? Un Bonaparte de la musique, et nous, ses soldats du pont d’Arcole, qui le suivons en courant, le feu aux joues. »
L’indispensable expérience de l’écoute
Autodidacte en musicologie, le mélomane en refusait l’aridité acceptait le mystère de la musique : « directement, en soi, la musique ne signifie rien, si ce n’est pas convention ou association. rappelait Jankélévitch La musique n’est rien mais veut tout dire à la fois ». Aussi, l’auteur du Bach ou le meilleur des mondes s’est démultiplié pour que la musique ne soit pas captée par ceux qui la mette à leur service. Au contraire, il privilégiait ceux – compositeurs et interprètes – qui se mettaient corps et âme à son service. Ainsi de Mozart le fou de voix lyriques écrit son Mozart, le visiteur qu’il « nous fait du bien quand il nous adresse ces messagers que sont ses personnages de théâtre ».
Aux férus de théories musicales qui déssechent, aux afficionados qui préférent l’aura glamour à la vérité des interprètes, le musicographe appelle à l’expérience de l’écoute sans opposer concerts et archives enregistrées. La présence de la musique, il la vivait toujours de ses oreilles. Et c’est cette capacité d’écoute active existentielle qu’il ne cessait de promouvoir auprès des mélomanes, lui qui comme le dit joliment Sylvain Fort (RTBF 210721) « écoutait plus qu’eux, mieux qu’eux, plus loin qu’eux, et qui du coup les emmenait vers des horizons musicaux. »
Lorsqu’un critique d’art disparait, c’est une bibliothèque immense qui s’efface aussi, avec Tubeuf, c’est une immense discothèque que peut s’éteindre. A chacun de nous d’entretenir son écoute, si nécessaire dans ces temps de dialogues de sourds.
#OlivierOlgan
Bibliographie sélective
- L’Embarcadère, Le Passeur 2021
- Brahms ecclésiaste, Le Passeur 2020
- Bach ou le meilleur des mondes, Le Passeur 2019
- Mozart, le visiteur, Papiers musique, coll. Via Appia 2020
- La leçon Serkin, Actes Sud (2019).
- Je crois entendre encore, Plon (2013)
- Dictionnaire amoureux de la musique, Plon (2012)
- L’offrande musicale compositeurs et interprètes, Collection bouquins (2007)
A écouter
- Musique émoi (interview par Priscille Lafitte) France musique 80117
- Mémoires, série d’interviews de Lionel Esparza en 2016 rediffusée du 31 juillet au 22 août, tous les samedis et dimanches de 7h à 8h.
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