Culture
Partage d'un mélomane : Lux Aeterna, l’incandescence nordique de Terje Rypdal
Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 22 juin 2021
[Partage d’un mélomane] Profitant d’une pause au milieu d’un déplacement professionnel en Norvège, notre mélomane vient discrètement contempler l’orgue impressionnant de la cathédrale de Molde afin de voir, toucher pour ainsi dire, un lieu et un instrument qui ont inspiré vingt ans auparavant au compositeur norvégien Terje Rypdal une des œuvres les plus originales pour orgue et solistes, Lux Aeterna.
Une incandescence nordique qui illumine.
Ville bleue ancrée dans son archipel viking, Molde n’attirerait pas le voyageur sans que, de ses hauteurs, plus de deux cents sommets s’offrent à la vue comme une ode à l’infinité. Sa cathédrale, assez récente puisque bâtie en 1957, ne s’impose pas en majesté, mais elle a l’élégance d’une austère dédicace. Sa nef, comme retenue dans un silence boisé, accueille un orgue qui se déploie comme une gigantesque double flute de pan presque libre de tout buffet emprisonnant. L’instrument, lui-même œuvre sculpturale et expressive de simplicité, souligne par une profusion verticale de tuyaux et de bouches des possibilités que Terje Rypdal va transformer en promesses dépassées.
Assis dans la solitude vespérale de l’église, les écouteurs discrètement vissés sur les oreilles, le visiteur presque clandestin peut commencer l’écoute de la « Galaxie lumineuse » qui ouvre la traversée du temps que propose « Lux Aeterna », le concerto pour orgue et plusieurs solistes composé en 2000 par le compositeur né en 1947, sur commande du Molde Jazz Festival qui entendait célébrer, selon les propos même du compositeur, « la magnificence de l’orgue ».
Un lieu est souvent la révélation d’une musique. Une première écoute ou interprétation dans le lieu en question, ici la Molde Domkirke, ainsi que dans son moment, crée alors la circonstance d’une séduction qui attise la curiosité et fomente une familiarité qui s’acquiert œuvre après œuvre. Pour Lux Aeterna, le nom de Terje Rypdal à lui tout seul avait pourtant, bien avant, suscité l’appétit du visiteur pour ce qui semblait une étonnante incursion dans un monde formellement détonnant du rock lyrique et alchimique auquel il avait habitué l’amateur de sa guitare irradiante. L’appétit mais pas forcément l’étonnement parce qu’une œuvre singulière et déroutante avait déjà donné aux mélodies mélancoliques comme « Ømen » une suite intense et virtuose lors de la création du Double concerto pour deux guitares électriques (op.58) dont le deuxième mouvement peut sembler théoriquement infranchissable tant il enveloppe d’éloignements chromatiques une plainte excessive et envoutante.
Cette curiosité mais aussi cette familiarité sont récompensées par la lumière épendue dès la première écoute de cette œuvre de près d’une heure que l’auteur n’enferme pas dans une forme prédéfinie académiquement parlant. Il s’agit d’une sorte de dialogue concertant de plusieurs solistes, dont l’orgue auquel il est consacré, dans une célébration ouverte, selon les mots mêmes du compositeur, de la nature, des souvenirs d’enfance, du vent et d’une certaine forme d’exultation.
Un infini étincelant.
La lumière, convoquée par le titre mais également par le recours à la réflexion qu’elle ouvre, est souvent celle d’un requiem, celle d’un cantique d’inspiration religieuse. Terje Rypdal ne laisse cependant prise à aucune de nos hypothèses et insiste immédiatement sur une clarté évidente qu’il va nous offrir de passage en passage en déployant, en déclinant, des couleurs ou des touches tout au long des cinq mouvements de cette partition, dont le quatrième est dédié exclusivement à la majesté de l’orgue. L’œuvre d’une amplitude enveloppante traduira d’inspirantes nuances approchées dès le premier mouvement. Si la musique est contenue dans le temps qui lui est donné par ses interprètes, la lumière portée par Rypdal se détache de cette contingence et poursuit son parcours submersif et opulent bien au-delà de la dernière phrase.
Un long poème au vent
Lux Aeterna est un long poème au vent que respirent et soufflent les tuyaux d’un orgue libéré de tout carcan compositionnel, cohabitant avec une trompette et surtout avec la guitare électrique de Rypdal, Rypdal dont il faut se remémorer la Prière pour guitare électrique à huit cordes accompagnée d’un orchestre de chambre, livre une harmonie étirée aux sons parfois saturés.
Son langage si particulier mélange comme nul autre des sources d’émotions distendues et forgées, extrudées presque à la manière d’un matériau façonné à la fois dans la force et la délicatesse. Ces alliages complexes trouvent, avec une écriture chatoyante sur la partition d’origine, une expression absolue lorsque les crotales s’invitent dans un soulignement avant-coureur et tintinnabulique de complexités euphoniques dont on ressent pleinement la vibration en forme de louange.
Célébrer l’orgue eut pu convenir à un jeu faisant la part belle voire exclusive au soliste instrumental. On connaît chez Chopin de volumineuses introductions instrumentales appliquées à préparer une indécente sublimation pianistique… Rypdal, lui, opte pour une chorégraphie plurielle où chaque phrase instrumentale, quel qu’en soit le langage propre, sert une prodigieuse continuité soudant des dialogues dont les langues constitutives partagent le sens riche de différences et d’imbrication. Tous les solistes sont éclairés, l’orgue leur donne l’écrin sont il se sert lui-même en explorant de demi-tons en demi-tons le souffle si particulier des couleurs qui nous sont offertes, de cette lumière dédiée ardemment à la contemporanéité et à l’avenir.
Le dernier mouvement nous plonge d’une manière inattendue (mais peut-être pas avec Rypdal…) dans un dialogue étonnant entre voix de soprano et de plus ou moins courtes citations de trompette, guitare et orgue bien-sûr. Ce final replie l’œuvre d’une délicatesse humaine ciselée sans démentir l’abondance audacieuse qu’elle déploie à la gloire d’un orgue qui sonne de tous les éclats de sa lumineuse générosité.
Si Victor Hugo disait de l’architecture qu’elle est une « musique pétrifiée », l’alliance d’un instrument dans son lieu et d’une partition aussi intense offre une puissance lyrique à tout ce que la pierre peut offrir à la musique pour qu’elle entre dans notre âme.
En savoir plus sur Terje Rypdal
A propos de Terje Rypdal
Né en 1947 à Oslo, Terje Rypdal est un musicien sans limite et hors limites. Sa forte présence irradie un spectre immense allant du rock au jazz-fusion en passant par un classicisme résolument contemporain et novateur, jusqu’aux compositions les plus chorales ou les plus symphoniques. Si l’on parlait d’influences, on évoquerait Ligeti ou Penderecki dans certains cas, parfois Hendrix. Mais au fond, la seule influence est celle que les instruments dans leur immense diversité et leurs infinies possibilités exercent sur son imagination créatrice, le conduisant à nous proposer une musique inouïe à proprement parler, à la fois libre et très évocatrice. Dès lors, si la guitare et en particulier la Stratocaster de Fender, habite intensément le répertoire qu’une discographie impressionnante nous propose, le violon, la voix, le piano, le saxophone, la trompette, l’orchestre de chambre ou l’orchestre symphonique ou encore les percussions, sont autant de motifs, de tonalités qu’il façonne avec génie.
Nous retrouvons les visages de ces instruments dans des compositions infiniment originales comme Undisonus, concerto pour violon (op. 23, Ineo, pour chœur et orchestre de chambre, op. 29, une Sonate pour violon et claviers, op. 73, Nimbus pour violon, orgue et percussion (2000).
Lux Aeterna enregistré en juillet 2000 dans la cathédrale de Molde est interprété par le compositeur à la guitare, Palle Mikkelborg à la trompette, Iver Kleive à l’orgue et le Bergen Chamber Orchestra sous la direction de Kjell Seim (orchestre comprenant notamment percussions -dont les crotales- et piano).
Le second guitariste qui interprète le double concerto pour guitares électriques aux côtés de Terje Rypdal est le guitariste norvégien « hard rock » Ronni Le Tekro.
Discographie sélective sur ECM
- Afric Pepperbird (1970) (avec Jan Garbarek) ECM 1007
- What Comes After (1974) ECM 1031
- Waves, (1978) ECM 1110
- Descendre (1979) ECM 1144
- Blue (1987) ECM 1346
- Undisonus – Ineo (1990) ECM 1389
- If Mountains Could Sing (1995) ECM 1554
- Skywards (1997) ECM 1608
- Lux Aeterna (2003) ECM 1818
- Vossabrygg (2006) ECM 1984
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