Paul Virilio, La fin du monde est un concept sans avenir. édition de Jean Richer (Seuil)

Si l’ouvrage par son format monumental tient la palme de l’impraticabilité, il est pourtant essentiel puisqu’il rassemble sous le titre « La fin du monde est un concept sans avenir» (Seuil), une anthologie de 22 essais de Paul Virilio (1932-2018). L’urbaniste devenu philosophe a forgé du constat clinique de  la « désynchronisation de nos sociétés » des concepts féconds braconnés dans toutes les disciplines – de l’art à la métaphysique – pour une critique du progrès. Non pour le nier, mais traiter sa négativité et sa contre-productivité. Son « écologie grise » vise la pollution mentale qui nuit autant à notre discernement qu’à notre environnement, et appelle – en ralentissant – à reciviliser la manière que nous avons à habiter la nature.

Ma vision est critique, je suis un ennemi de la vitesse technique, de cette course vers la fin, vers l’ubiquité.
Paul Virilio

Une critique de la vitesse fertile et toujours pertinente

Jean Richer est l’éditeur de l’appareil critique de cette anthologie monumentale, au sens propre, particulièrement peu pratique.  L’architecte et géographe contribue à éclairer mais aussi à contextualiser l’œuvre de celui qui se considérait comme « révélationnaire » plus que révolutionnaire. En insistant sur les perspectives anticipatrices de sa « critique social du temps », L’ancien élève de Paul Virilio balaye les accusations de « catastrophisme » qui ont tenté de marginaliser une œuvre visionnaire, qui heureusement leur survit :

Face à un progrès en expansion perpétuelle, la fin devient pour Virilio la mesure de toute chose jusqu’à proposer un mode de réflexion consistant à partir de la fin pour aller vers le commencement. (…) Le fond de sa pensée c’est qu’on est embarqué dans un véhicule de vitesse, on voit les évènements défiler devant nous et, abrités derrière notre pare-brise on se sent confortablement installé, alors que si on s’arrêtait pour regarder au bord de la route, on comprendrait combien les crises qui sont en train de se dérouler sont dramatiques.
L’accélération, finalement, c’est un confort.
Jean Richer, éditeur, essai introductif,
Précis de dromologie

Critique d’une économie politique de la vitesse

Avec le néologisme de « dromologie » (du grec dromo, course), Virilio ouvre dès 1977 un champs d’études fécond sur les conséquences de la vitesse dans notre rapport au temps et à l’espace dans nos sociétés ultra-connectées.  Elle est au cœur d’une critique radicale du progrès comme fin en soi : plus notre société se targue d’aller vite, moins ses acteurs perçoivent la distance parcourue, plus la vitesse devient une ivresse, plus elle s’apparente à une addiction.

Peut-on encore écouter et surtout entendre les bâtisseurs, alors même que les démolisseurs se recrutent partout ?
Paul Virilio

Sa « critique sociale du temps » pose au fond la bonne question : aller plus vite, certes par n’importe quel moyen toujours plus innovant, mais pour aller où au juste ? Le plus grand risque que fait la civilisation numérique au-delà de raccourcir les distances, de favoriser la dilatation du temps, et l’effacement des frontières,  c’est d’abord une perte de repères cognitifs, de l’attention à l’imagination. Surtout qu’elle s’accompagne de la peur comme un moyen de gouverner, vouloir vaincre plutôt que convaincre même si c’est toujours au nom du bien que l’on terrorise : Peur entretenue par des risques sécuritaires toujours diversifiés, d’abord atomiques, puis terroristes, et enfin ce que Virilio nomme le « globalitarisme écologique ».

Nous vivons une synchronisation de l’émotion, une mondialisation des affects. Au même moment, n’importe où sur la planète, chacun peut ressentir la même terreur, la même inquiétude pour l’avenir ou éprouver la même panique.
Jean Richer, éditeur 

Pour être complète, l’écologie doit aussi devenir l’écologie du temps

Quand il parlait du « village global », McLuhan était futuriste et positif. Il est devenu inquiétant. Paul Virilio constatait dès 1980 que le but recherché par le pouvoir était désormais « moins l’envahissement des territoires, leur occupation, qu’une sorte de résumé du monde obtenu par l’ubiquité, l’instantanéité de la présence militaire, un pur phénomène de vitesse »

Dès que la vie psychique perd ses repères, tous les sorties de route sont possibles, avec l’explosion des inégalités et des exclus dans la « méta-cité » pour les connectés. De livre en livre, des concepts se consolident. « La « dromosphère » (1977) où la « tyrannie de la vitesse » qui appelle à créer une « écologie grise » (1995) c’est à dire, à considérer la pollution du temps et des distances, aussi grave que de la pollution de l’eau, de l’air et de la terre. Le « turbo-capitalisme » désigne la vitesse devenue la face cachée de la richesse, le capitalisme cherchant l’accélération permanente pour garantir sa stabilité, ou encore le « chaos numérique » qui affecte autant notre environnement naturel que les humains eux-mêmes « qui réduit à presque rien ou presque l’étendue d’une planète suspendue dans le vide sidéral » ….
Autant de clés de compréhension opérantes qui s’inscrivent et éclairent une actualité devenue folle !

Nous sommes passés de la standardisation des opinions – rendue possible grâce à la liberté de la presse – à la synchronisation des émotions. La communauté d’émotion domine désormais les communautés d’intérêt des classes sociales qui définissaient la gauche et la droite en politique, par exemple. Nos sociétés vivaient sur une communauté d’intérêt, elles vivent désormais un communisme des affects.
Paul Virilio

Réaccorder la philosophie et la science

Ceux qui caricaturent ses analyses en les réduisant de la «  décroissance » ou pire au « déclinisme », Virilio rappelait qu’ avant de ralentir, il faut d’abord établir en bon architecte, une évaluation d’impact, qui exige de refondre les catégories universitaires. L’urgence ? favoriser l’intelligence philosophique, réconcilier science et philosophie, Bergson et Einstein, pas seulement les sciences de l’environnement mais aussi les sciences humaines, la liberté, le rapport à l’autorité, à la démocratie, mais aussi la poésie… « pourquoi ne pas réfléchir à une pensée politique de la vitesse qui, à l’instar de la musicologie, composerait des rythmes pour former une mélodie ? Pourquoi ne pas envisager un ministère du temps et du tempo ? »

Einstein parle du vite et du vide de la physique, tandis que Bergson parle du vif, du vivant, de la vitesse du vivant. Si l’écologie veut être une science utile à l’humanité, à la démocratie, à la liberté, elle doit être à la fois ouverte à la techno-science mais aussi à la philo-science.
Jean Richer, éditeur

L’écologie grise doit être considérée comme une invitation à politiser nos préoccupations individuelles concernant nos ressources mentales. Pragmatiquement, dans une économie de l’attention asymétrique, elle peut nous aider à sauvegarder l’espace-temps indispensable, pour être au monde et restaurer notre capacité d’action, de rêveries et de recul.

Décalé comme le furent celles de Jean Baudrillard ou René Girard fautes de venir de l’université, l’œuvre de Paul Virilio est ambitieuse, happe toutes les disciplines,  stimulante  aussi voir vertigineuse tant nous vivons « incarcérés dans le temps réel des communications instantanées » qui produisent ce qu’il appelait  « un communisme des affects ».

Les débats actuels sur l’intelligence artificielle générative, que Paul Virilio n’a pas connus, posent la même question : celle de notre capacité à imaginer et à créer. Si on délègue cela à une machine, on peut se demander si on ne nuit pas à notre capacité de création. Et les communications instantanées dans lesquelles nous sommes baignées avec les réseaux sociaux sont d’une telle rapidité qu’elles peuvent aussi nous empêcher de penser. (…) Regarder dans chaque invention son accident ou sa finitude est finalement une assez belle solution pour vivre le présent et éviter la survenance d’accidents.
Jean Richer, éditeur

Un monde en temps réel

Des conflits aux catastrophes naturelles, l’histoire du monde se fait désormais en « temps réel » sous nos yeux au sens propre, sans le filtre des photojournalistes, mais par tout possesseur de téléphone, voir les acteurs eux-mêmes.

Les conflits ne sont plus une question d’espace, mais plutôt de gestion de la perception. Chaque bombe est une bombe de désinformation, dont les explosions provoquent des ondes de choc dans l’environnement de la désinformation.
Eyal Weizman,
préface, La longue durée d’une fraction de seconde. 

La vitesse balaye le recul au profit d’une manipulation des images de la « machine de vision ». Son omniprésence ne cesse de se consolider par la démultiplication de prothèses optiques qui ne cessent de s’ ‘inter- connecter’ : télescopes, satellites d’observation et de positionnement, caméras de surveillance, logiciels de reconnaissance faciale, … Aux utilisations toujours justifiées par la sécurité et la peur.
Paul revient, ils sont devenus fous !

Olivier Olgan

À écouterAvoir raison avec… Paul Virilio