Pelléas et Mélisande, de Debussy, par Moshe Leiser & Patrice Caurier (Athénée)
Une redécouverte
Ce n’est parce qu’elle est méconnue – et peu jouée – que la version pour piano/chant de Pelléas et Mélisande serait une « réduction » par rapport à sa partition orchestrale. Historiquement, elle la précède même si c’est cette dernière que Debussy n’a cessé ensuite travailler pour son adaptation scénique. La production de Moshe Leiser & Patrice Caurier créée en 2022 s’appuie sur un tour de force éditorial : l’édition critique de la partition piano-chant, réalisée par David Grayson pour les Editions Durand (2011) offre une version conforme à la partition d’orchestre, enrichie notamment par les variantes que Jean Perier (1869-1954), le créateur de l’œuvre, nota sur sa partition, ainsi que celles destinées à un ténor.
Le piano protagoniste à part entière
Dès les premières notes, le pianiste se révèle être autant un protagoniste que son piano un élément déterminant de l’intrigue. Cette version pour piano revient aux sources de l’intention de Debussy pour qui la musique ne devait pas « prédominer insolemment », mais rester en retrait par rapport au texte, mettre en nuances l’importance du verbe. Le pianiste sur scène – mais largement dans la pénombre, sauf à certaines scènes clés- renforce littéralement la volonté esthétique de Debussy : « La musique est faite pour l’inexprimable, je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instants, elle y entrât ».
Une limpidité moirée du piano
Le jeu délicat et profond de Martin Surot (en alternance avec Jean-Paul Pruna) fait jaillir à chaque instant la brillance poétique de la partition. L’engagement du pianiste sert de pilier et dynamise les chanteurs. Grâce à cette présence kaléidoscopique, le mélomane est plongé d’emblée dans cet univers subtil où la déclamation si particulière de Debussy, ne sacrifie pas le texte au « lyrisme ». Les chanteurs vivent avec naturel le texte autant qu’ils le chantent. La qualité de leur diction rend toutes les nuances psychologiques des protagonistes avec une totale acuité. D’autant que le partis pris de dépouillement radical des metteurs en scène – dans le décor et ls lumières, la direction d’acteurs, et les costumes simples d’aujourd’hui – en exacerbe la force théâtrale. Et la banalité.
Dépouillement radical et ascétique
Balayant toutes les connotations historiques (médiévales du royaume d’Allemonde) et symbolistes (château, tour, forêt et eaux), la mise en scène de Moshe Leiser & Patrice Caurier est d’une rare intelligence, presque étouffante. L’ambivalente noirceur du drame est prise en charge par les chanteurs, desquels sourds une tristesse, un déséquilibre fragile saisissants. Marthe Davost habite la plus fragile des Mélisande, pudique, inquiète dont la fébrilité s’accentue une fois enceinte. Jean-Christophe Lanièce incarne un Pelléas, rayonnant et fraternel au début puis plongeant dans le songe et la culpabilité opaques, toujours sur le départ pour fuir un destin qui l’écrase. On se prend de pitié pour ce Golaud, en proie au doute et la jalousie, puis à la vengeance que campe magistralement physiquement et émotionnellement Halidou Nombre, sachant faire preuve d’une infinie de délicatesse et de dureté. Le trio peut s’appuyer sur une direction d’acteurs fluide, subtile et imaginative réussissant à surmonter les défis de l’intrigue, et des seconds rôles justes et pertinents avec une mention spéciale pour Cécile Madelin qui joue le petit Yniold solaire, et Marie-Laure Garnier, une mère attentive et déchirée.
Les passions interdites décrites par Maeterlinck et transfigurées par la musique de Debussy forment un cocktail explosif. Comme une grenade dégoupillée : on ne distingue rien encore, mais le carnage est imminent.
Moshe Leiser & Patrice Caurier, Note d’intention
Une dynamique hypnotique
A force d’évacuer tout maniérisme, pour une approche quasi clinique, les metteurs en scène assument le risque de banaliser l’intrigue. Certes elle éclaire l’ aversion pour un certain théâtre conventionnel de leurs auteurs, mais elle gomme au passage leur fascination pour la métaphysique. Elle réussit à entrainer le spectateur, tour à tour tenu à distance et convoqué par la langue de Maeterlinck faite d’amorces et d’allusions, d’impasses et d’hésitations toujours creusées par le silence, au cœur de ce drame triangulaire, finalement assez « bourgeois » où se superposent désir et pouvoir, présent et passé, conscient et inconscient, abus et faiblesse.
Le travail des lumières de Christophe Forey sculpte les âmes et les cœurs en profondeur de ce conte cruel où la lumière (ou son absence) est si prépondérante. Au final, tout exaspère les géométries familiales, amoureuses, psychiques, qui la traversent qu’il s’agit ici moins d’expliquer que d’exposer, de rendre sensibles par le dialogue des corps et de l’espace. Elle insuffle à la partition chambriste de Debussy une modernité tout aussi radicale aujourd’hui que fascinante à sa création.
Mise en scène : Moshe Leiser, Patrice Caurier, Création Lumière : Christophe Forey,
Avec Jean-Christophe Lanièce (Pelléas, petit-fils d’Arkel ), Marthe Davost (Mélisande ) Halidou Nombre (Golaud, petit-fils d’Arkel et demi-frère de Pelléas), Cyril Costanzo (,Arkel, roi d’Allemonde ), Marie-Laure Garnier (Geneviève, mère de Golaud et Pelléas ), Cécile Madelin (Yniold, fils de Golaud)
Pianiste les 15, 17 et 19 février Martin Surot • Pianiste les 21, 23 et 25 février Jean-Paul Pruna