Perrine Tripier, Gonçalo M. Tavares & Tamas Gyurkovics : trois bons romanciers de l’automne littéraire !
Cela commence comme une psalmodie
Les premières lignes d’un livre, on le sait, vous l’ouvrent ou vous le ferment. C’est pourquoi on peut saluer la paradoxale audace de Perrine Tripier qui ne vous prend pas au collet de la pugnacité narrative mais vous suggère un souvenir onirique. Après Les Guerres précieuses qui en 2023 avait été unanimement salué par la critique, cette auteure de vingt-cinq ans commence ainsi son nouveau roman fable, Conque :
« Ca dort comme une gemme enfouie, dont l’eau sourde est pailletée d’ombre. Dans le brouillard vert de ses profondeurs, elle fait miroiter des rivages boréals. Tant que ça dort, ça ne peut pas faire de mal. Tant que ça dort, ça ne mord pas. Cristallisé dans une émeraude, le vieux monde se tait. »
Oui, pour le moment, mais jusqu’à quand ?
Aucun passé fort ne passe à jamais, en vérité. C’est ce que montrent, pour des circonstances et des raisons très différentes, les trois romans de cette livraison Singulars. Pour ce qui est de Conque, on vient de remarquer « l’eau sourde », « le brouillard vert des profondeurs », et, « tant que ça dort », n’est-ce pas…
Une fable ethnologique
Ce prologue remontait de la petite enfance de l’héroïne, Martabée, jeune historienne réputée au point que l’Empereur de ce pays innommé et constamment battu par le vent du large, la mandate pour suivre de près les fouilles archéologiques qui exhument ce qui semble bien être les vestiges du millénaire et mythique royaume des Morgondes. Jusqu’à cette découverte dans les sables, le pays n’entendait vaguement parler de ces guerriers géants que par les bardes. Et puis voilà qu’apparaissent de fines colonnes géantes et blêmes pointant vers les cieux leur architecture de temple. Ce sont les côtes des carcasses de baleines que les guerrier harponneurs chassaient et alignaient sur les rives pour édifier, autour, ce qui s’annonce comme une cité fastueuse. Les sépultures des guerriers sont alignées dans les carcasses géantes. L’Empereur devine tout ce qu’il peut tirer de cette glorieuse assise dans le temps et les sols.
D’autant que la gestion économique de l’Empire est le cadet de ses soucis. Le peuple a besoin d’un récit en feuilleton, dont l’autocrate boudinant charge la jeune lettrée de rédiger les étapes archéologiques. Elle a droit à toutes ses aises, villégiature au palais le soir et berline noire dès le matin.
Est-ce trop beau ?
On comprend que sa mission est périlleuse à proportion qu’on est et qu’elle est fascinée par les proportions et les raffinements de cette civilisation qui semble réapparaître. Martabée est toute à sa recherche, comme ses confrères d’équipe et les ouvriers du vaste chantier creusé. Et puis voilà que, « des profondeurs » dont le prologue nous avertissait : « tant que ça dort », le sable froid laisse monter des signes du « vieux monde qui (ne) se tait » plus. Cela commence par des bas-reliefs ithyphalliques où les Morgondes baladent les femmes qui frétillent et virevoltent au bout de leur engin, certes il y a de la joie, mais il y a surtout une sauvagerie de traits et proportions qui contraste avec le raffinement des architectures déterrées jusque-là.
Que choisira de faire la jeune historienne « officielle » ? Taire ou raconter ? La fable devient politique autant que mythographique.
Un roman dur, désespéré
D’un registre opposé, l’univers et le style du romancier portugais Gonçalo M. Tavares. On ne peut plus opposé, voici comment ça commence cette fois :
» Ils sont quatre dans la petite maison où la solitude individuelle n’empêche pas l’inceste : les animaux portant le même patronyme sont gourmands et ne renoncent pas à toutes les opérations que le désir leur permet. »
D’emblée le ton est donné de ce roman qui porte bien son titre : L’os du milieu. »
On se retrouve dans le Royaume, nom que l’écrivain (qui a obtenu le Prix du Meilleur Livre étranger en 2010) a donné au territoire qu’il explore dans l’impressionnant cycle romanesque auquel il a donné ce titre générique. Les noms des quatre personnages de ce volume sont âpres à souhait, comme leurs comportements voués aux pulsions sans médiation. Trois hommes, une femme, réciproquement l’assassin, la femme adultère, le voyeur et le viandard… La cité désolée ne leur laisse aucun dérivatif, la rencontre les livre à leurs pulsions aussi voraces et directes que lorsqu’elles giclaient en un obscur passé ; pour survivre rien ne les arrête. C’est immédiat comme on tue, à un point qui déstabilise la lecture assez vite :
« Regardez un peu cette chose sidérante qu’est l’excitation individuelle, regardez ce que c’est pour le reste du monde, pour l’histoire qui suit son cours, combien c’est ridicule et combien c’est important », et l’homme, « gros animal taillé comme un arbre » laisse faire ses mains « sans le moindre plan ».
En fait, dans les quatre parties consacrées à chacun des protagonistes du drame, le désir va au pire sans hésiter. Du moment qu’on survit…
Une écriture déchirée, d’une violence éprouvante mais adéquate
Si l’univers assez trash de Gonçalo M. Tavares retient l’attention, c’est qu’il est matière à vision qui soulève, heurte et perce le phrasé. C’est d’une amplitude froide, haletant sans lyrisme. Une voix off infiltrée dans les scènes et les êtres semble méditer aussi vite que les actes et les gestes ; singulier phrasé qui secoue tout en pensant, et qui presse la narration.
« Le violoniste fou entre dans la maison, la porte se referme sur lui ; il est fort et jeune, son torse impose le respect, mais il y a quelque chose qui ne va pas chez ce couple, une espèce de musique négative dans l’air : un fou a rarement peur, la folie existe pour que l’on cesse d’avoir peur. »
Cet auteur qui travaille à vif notre conscience, est lui-même très conscient de ce qu’il sollicite en nous, il nous livre même une clé de lecture en toute dernière page par cette citation :
« Un orage qui dure une semaine entière. L’obscurité partout. Ne lire qu’à la lueur des éclairs. Se souvenir des choses lues pendant les éclairs et les réunir. »
Elias Canetti (1905 – 1994, prix Nobel de littérature en 1991) :
Cet auteur est de toutes façons très original, sa bibliographie, abondante, en témoigne : – Monsieur Breton et l’interview, – Monsieur Brecht et le succès, – Monsieur Kraus et la politique, – Monsieur Calvino et la promenade, etc (tout cela assumé par les éditions Viviane-Hamy), et tant qu’à faire, dans le même registre, la citation en épigraphe de L’os du milieu est de Lichtenberg, le penseur d’humour noir : « Il pleuvait si dru que tous les cochons furent propres… ».
La culpabilité des survivants…
Il est désormais prouvé que la culpabilité, si profonde en nous, n’est pas qu’héritage chrétien, aucune civilisation n’y échappe. Mais lorsqu’on a découvert que les rescapés des Camps l’éprouvaient, face à la faute des fautes subies… Victimes coupables d’avoir survécu à nos proches ayant succombé à la même horreur… Vertige qui n’a d’égal que celui qui nous étreint lorsqu’il a bien fallu constater qu’après le 7 octobre 2023, la plus grande vague d’émotion qui a soulevé et soulève l’Occident est une explosion… d’antisémitisme. Continue, en plus.
Si l’esprit humain peut toujours espérer comprendre peu à peu tous les phénomènes historiques, nous savons que nous ne comprendrons jamais, jamais l’antisémitisme.
Ce préalable n’est aucunement étranger à ce qui peut vous amener à lire le récit de l’écrivain hongrois Tamas Gyurkovics, Migraine – Une histoire de culpabilité.
Un roman de la jeune nation inquiète
Tamas Gyurkovics s’inspire franchement – c’est le verbe adéquat à cette écriture qui ne veut surtout pas en rajouter – de la vie de Zvi Spiegel, un de ces hommes auquel les événements ne laissent pas d’issue ; ce n’est plus seulement l’Histoire avec sa grande Hache, celle-ci se double des mâchoires entre la férocité humaine et le souci d’épargner qui peut l’être.
Le récit se situe à Tel-Aviv dans les premières années de la nation israélienne. Elle est ponctuée notamment par l’actualité des premiers procès des responsables de la Shoah, collaborateurs, puis Eichmann, l’affaire Kasztner, etc. Et donc, dans les rues et réunions de familles, on discute et rediscute de la faute, de la trahison, tantôt chuchotant, tantôt interpellant – y a-t-il nuances de faute, est-ce vraiment trahir que d’avoir voulu, dans les Camps, protéger si peu que ce fût ses semblables entre les kapos ?
Est-ce si simple, disent ceux qui ont vécu ces époques autrement nouées que la nôtre (encore que d’autres nœuds se resserrent, mais ils semblent autres, alors on a les yeux ouverts dessus sans voir).
Une discussion surprise au coin de ruelles en rentrant est d’abord décrite uniquement par les gestes et mouvements de tête, et on entend presque les arguments échangés. Une de ces scènes sur le vif qui, dans leur simplicité, savent camper la situation des esprits, un climat d’opinion, qui réfléchit au moins, ce qui n’est pas le cas de toutes les opinions environnantes.
Un roman de l’injustifié sentiment de faute
Ernõ Spielmann a survécu aux camps de la mort et certains voient en lui un héros alors que lui ne demande qu’à faire son humble travail de comptable d’un des grands théâtres de Tel-Aviv, dont il rentre chaque soir pour retrouver son épouse et sa famille où les jeunes filles par exemple reconstituent en papier des maisons du temps d’Autriche-Hongrie où il vivait puis où eut lieu le pire. L’enfance et le pays d’origine se sont dissous, Ernõ ne veut en souffler mot, sous sa bienveillance en retrait. Jusqu’au soir où, lors d’une de ces réunions entre voisins dans lesquelles le récit nous plonge simplement et régulièrement en parvenant à nous faire participer de l’intérieur à cette forme de vie, sa femme l’incite à raconter enfin son expérience des camps. Alors, les migraines dont Ernõ Spielmann souffre souvent, atteignent un niveau de douleur qui se délite. Et pour cause, dès qu’il y repense et s’il faut rouvrir les tempes :
« Jusqu’à la briqueterie Sajovits, tu connais l’histoire. C’est là que vous autres de Szolyva êtes regroupés. (…) Les plus avisés se pendent dès qu’ils voient les gendarmes entraîner leurs filles derrière les fours à briques (…). La briqueterie, c’est affreux, les trois jours de voyage, c’est pire. A quatre-vingts par wagon. Sans rien à manger. Ni à boire. Notre père y survit à peine. A quoi bon. Pour vous, c’était pareil, je n’insiste pas. On attend le terminus comme la terre promise. »
« La terre promise »… amère ironie de l’Histoire, bien dans l’énergie paradoxale et immense de la nouvelle nation juive…
Je pense à une des plus fortes visions d’arrivée en bateau vers la terre d’Israël après 1947, décrite par un immense romancier du XXème siècle dont on ne devrait vraiment reparler, Patrick White (1912 – 1990, prix Nobel de littérature en 1973), dans Le Char des Elus. Lisez cet auteur australien, republions-le en volume Quarto ou Pléiade, s’il vous plaît.
Et voilà, nous sommes passés d’un monde à l’autre, de l’onirique au cauchemar réel… : la gamme humaine, que la littérature restitue.
Perrine Tripier, Conque, roman, éditions Gallimard, 204 p., 19,50 €.
Gonçalo M. Tavares, L’os du milieu, traduit du portugais par Dominique Nédellec, Viviane Hamy Editions, 176 p, 19 €.
Tamas Gyurkovics, Migraine, Une histoire de culpabilité, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Viviane Hamy Editions, 406 p, 23,50 €.
Patrick White, Le Char des élus, publié en français en 1965, traduit par Suzanne Nétillard, coll. « Du monde entier », éditions Gallimard.
- Yann Mambrini, La nouvelle physique – comprendre les lois ultimes du cosmos, éditions Albin Michel, 369 pages, 22,90 €.