Photographie : Eugène Atget. Voir Paris [Fondation Henri Cartier-Bresson]

jusqu’au 19 septembre 2023, Fondation Henri Cartier-Bresson  
79 rue des Archives – 75003 Paris  Tél. : 01 40 61 50 50
Catalogue. sous la direction d’Agnès Sire et Anne de Mondenard, 146 photos à partir de la collection du musée Carnavalet – Histoire de Paris, Atelier ABX (224 p. 42€)

Le pittoresque de son Vieux Paris ne doit pas cacher l’immense photographe qu’était Eugène Atget (1857-1927). L’œuvre de l’artisan qui a saisi pendant 30 ans, la topographie et les coins d’une capitale qui bascule dans la modernité mérite toujours à être approfondie. Déconstruire le mythe constitue la dynamique d’une exposition éclairante pour Olivier Olgan qui se tient jusqu’au 19 septembre -et du catalogue (Atelier EBX)– à la Fondation Cartier Bresson.

Fruit d’un travail de recherche de deux ans, dans le fonds Atget du musée Carnavalet, et couvrant une période de la fin des années 1890 à 1925, la sélection proposée – 146 sur un fond de plus 9 000 tirages – dans l’exposition et le catalogue casse les simplifications et les mythes autour d Eugène Atget (1857-1927) pour poser les jalons aux questions les plus pertinentes : Comment un document peut-il être à ce point pétri d’imaginaire, comment peut-il à la fois transmettre et procurer un tel plaisir de la vision ?

Un désir documentaire à la fois humble et époustouflant

Eugene Atget, Parc Delessert, XVIe, 1914 Photo Paris Musées musée Carnavalet & Histoire de Paris

Depuis plus d’un siècle, le travail d’Eugène Atget fascine et influence les photographes – les plus grands comme les plus humbles. La singularité de elui que Raymond Depardon désigne comme « notre grand-père à tous » tient à deux choses, à son silence d’abord, on a presque rien de sa part à lui, et son indépendance. C’est lui qui a décidé de prendre ses photos du vieux Paris a défini lui-même son propre plan de travail et choisit les motifs sans de réel commanditaire pour produire des « documents » et «premiers plans pour artistes », comme il l’annonce dans La Revue des Beaux-Arts en 1892 et le mentionne sur sa carte de visite. Des documents artistiques, deux termes souvent dissociés que Walker Evans, autre grand admirateur réconcilie en les inversant lorsqu’il invente le « style documentaire ».

L’anecdote reprise dans le catalogue est éclairante sur la personnalité de cet arpenteur acherné. Lorsque Man Ray, son voisin rue Campagne-Première, lui propose de publier certaines de ses photos dans La Révolution surréaliste en juin 1926, il aurait accepté avec ces mots, rapportés par Man Ray: «Ne mentionnez pas mon nom. Ce sont de simples documents que je fais

Capter le tremblement du temps de Paris entrant dans la modernité

Eugene Atget Gare du PLM, vue des fortifications, porte de Bercy, XII, 1910 Voir Paris Fondation FCB 0921 Photo OOlgan

Profondément secret, entièrement consacré à son travail, la délicatesse, l’attention portée au détail, à la lumière, au cadre souvent innovant, Eugène Atget capte le tremblement du temps, qui est son véritable sujet saisi à l’aide d’un appareil à chambre à soufflet, technique lourde et encombrante n’a pratiquement pas évolué sur trente années. Même si le motif s’efface au profit des jeux de lumière sur l’architecture, qui redistribuent les formes et remodèlent l’espace. À la fin de sa vie, toujours plus libre, Atget s’attache à des effets atmosphériques, qui font corps avec une légende s’éloignant de la description

« Ce qui le distingue, éclaire le photographe Walker Evans, est une intelligence lyrique de la rue, qu’il s’est entraîné à observer, un goût particulier pour la patine, un œil qui s’attache au détail, et surtout une poésie qui n’est pas la “poésie de la rue” ou la “poésie de Paris”, mais qui émane de l’homme lui-même. »

Walter Benjamin dans sa «Petite histoire de la photographie» l’avait bien perçu qui écrivait en 1931: «Atget était un comédien qui, dégoûté par son métier, renonça aux fards du théâtre pour démaquiller la vérité. »

Contemporain de Proust

Eugene Atget 77, rue Galande, Ve, mai 1899 Voir Paris Fondation FCB 0921 Photo OOlgan

Véritablement commencé en 1897, le projet de ce parfait contemporain de Marcel Proust de systématiquement photographier un Paris en voie de disparition, et ce sur une petite trentaine d’années, peut être rapproché de l’auteur de La Recherche du Temps perdu. Ils sont, comme l’éclaire Éric Hazan, dans L’Invention de Paris « en France les deux derniers grands efforts pour atteindre à une totalité, non pas au sens d’œuvre d’art totale, mais à celui d’exploration totale d’un monde. »

Le rapprochement avec Cartier-Bresson est fructueux. 

La quête solitaire du réel, vu et capté avec émerveillement et surprise, et le culte du détail, sont parmi les points communs entre Atget et Cartier-Bresson dont le Paris fait l’objet d’une exposition au Musée Carnavalet jusqu’au 26 octobre, signée des mêmes commissaires : « C’est seul qu’Atget arpente les rues de Paris, seul qu’il fait les tirages, modestement à la fenêtre de son petit appartement, et seul qu’il assure la promotion pour la vente des épreuves. rappelle Agnés Sire co-commissaire. Son entreprise est modeste et précise ; ses clients s’appellent Derain, Utrillo, Vlaminck pour ne citer qu’eux, et il reçoit parfois des commandes comme celle de la BHVP20 pour photographier le centre de la capitale ou des boutiques pour leurs façades. Mais peu de témoignages subsistent de ceux qui auraient pu le rencontrer : c’est un personnage « à peu près libéré de toute vanité. »

Eugene Atget Au Petit Dunkerque, 3, quai de Conti, 6e, 1900 Voir Paris Fondation FCB 0921 Photo OOlgan

Henri Cartier-Bresson qui partageait avec Atget une grande culture et une subtilité littéraire, s’est exprimé sur ce culte du détail, qu’il a honoré jusque dans sa pratique professionnelle de la photographie : « Ce qui compte ce sont les petites différences, les “idées générales” ne signifient rien. Vivent Stendhal et les détails ! Le millimètre crée la différence. »

Un plaisir obstiné, un émerveillement quotidien

« Déconstruire le mythe artistique d’Atget n’est pas nier son intérêt. nous convainc Agnès Sire dans son article Le plaisir de voir du magnifique catalogue. C’est au contraire tenter de le comprendre à sa juste valeur ; c’est concevoir qu’un photographe peut avoir des qualités esthétiques sans être pour autant le fruit d’une volonté artistique/ (…) C’est ainsi qu’il est devenu possible aujourd’hui, alors que le travail historique a été fait, de regarder les épreuves d’Atget comme le plaisir d’un œil curieux, surpris, attentif aux détails, mais surtout armé pour contempler simplement cette «fourmilière de petites vies libres » collectée par un artisan visionnaire. »

Photographier avec la plus grande honnêteté

La pertinence de l’essai de la directrice artistique de la Fondation HCB est de porter l’analyse au-delà du visible, insistant sur « une sorte de plaisir hors-champ ou mental » :  « Ce qu’il voit avec bonheur, il le photographie avec; il y a bien sûr des images de détails, rampes d’escaliers et autres chasse-roues ou détails de voûtes dont on sent le seul besoin de documenter (…) « Les images sont chargées d’affect, sans l’afficher, traversées par des fantômes parfois, et pourtant elles ont évité le piège du pictorialisme (seule garantie artistique pour la photographie à l’époque), anticipant ce que l’on a appelé la «straight photography ». Atget comme messager, passeur d’un émerveillement intarissable, héraut du détail parisien: il est bien l’ange attendu, annonciateur de la modernité. »

Photographe de Paris, de son absence, de sa disparition

Eugene Atget, Coin de la place Saint-André-des-Arts et de la rue Hautefeuille, VIe, 1912 Photo Paris Musées musée Carnavalet & Histoire de Paris

Artiste du non-événement, sans personnages, ou très peu, sans psychologie, le photographe du petit matin et de la viduité livre « son regard libre et poétique, cohérent et résolu aussi, parfois sur des objets les plus simples, leur conférant, par son sens du cadrage, une aura inattendue. » insiste de son coté Anne de Mondenard, Co commissaire du catalogue appuyant la sélection de photographies, imprimées en quadrichromie, conservant leurs bords, pour mieux valoriser une photographie réduite à elle-même, sans aucun apprêt. « Son regard bascule (pas sa caméra) pour traduire une émotion qui transcende le motif, donner aussi l’impression que la ville devient théâtre vide ou animé par ses acteurs, sans toutefois user d’effets appuyés. »

L’oeil d’Atget n’était pas esthétique.

Il fit sienne cette passion qui le conduisit à fixer la Vie. Avec la merveilleuse lentille du rêve et de l’éblouissement » rajoute Bérénice Abbott qui sauva l’atelier d’Atget de la destruction « les becs de gaz ont une âme quand le photographe en a une à leur donner. » Deux conceptions de l’image cohabitent et fascinent, qui s’emboîtent ou se confrontent : le photographe du réel qui vise et réussit à constituer une empreinte d’une ville qui s’efface, l’obsession documentariste des photos jaillit du travail accomplit.

Eugene Atget Vieille cour, 22, rue Saint-Sauveur, 2e, 1914, Voir Paris Fondation FCB 0921 Photo OOlgan

« Les qualificatifs vieux, pittoresque, disparu forment une ritournelle propre à donner de l’intérêt et de la curiosité à des motifs qui n’ont en apparence aucune valeur artistique, tant ils relèvent du quotidien et du banal – chez Atget. insiste Anne de Mondenard. Le coin est un lieu incertain que déniche le flâneur attentif et qui finalement n’existe qu’à travers sa représentation théâtralisée. À la fin de sa longue vie de photographe, insistait sur l’aptitude d’Atget à placer son appareil au bon endroit : « Il était perspicace, il sentait ce qui méritait d’être photographié.»

L’ambivalence du statut du photographe comme de sa réception critique reste constante et fascinante, parfaitement condensée par André Jammes « paradoxalement, c’est le photographe le plus traditionnel qui est venu annoncer la photographie de l’avenir. »

#Olivier Olgan

Pour une autre approche : Alain Buisine, Eugène Atget, La mélancolie en photographie, Jacqueline Chambon, 1994