Photographie : Mario Cruz, Living among what’s left behind (CM Almada)
Catalogue : Mário Cruz – Design: Estúdio Degrau, VivaLab, Nomad, Viagem.Aventura / Março . 2019
Avec Living among what’s left behind, Mario Cruz jette un pavé de plastiques dans la marre de notre indifférence. Dès l’entrée de l’ancienne centrale électrique d’Almada (Portugal), le photojournaliste accueille le visiteur par un océan de détritus en référence à la pollution invasive catastrophique à Manille. Impossible de ne pas voir la métaphore du destin de l’humanité, à travers ses clichés coups de poing exposés jusqu’au 30 décembre. Le Lauréat du World Press 2019 revient sur l’impact des déchets sur les communautés locales.
Je crois qu’en partageant ce que vous allez voir on peut créer quelque chose de bien,
en tenant compte de ce qui se passe sur la rivière Pasig.
Mário Cruz
Un pavé de plastique dans l’exposition
Au cœur de la ville de Manille, la rivière Pasig qui reçoit plus de 60 000 tonnes de déchets chaque année, sans aucun type d’assainissement de base. Autrefois poumon économique de la capitale des Philippines, cette « rivière en plastique praticable » selon Mário Cruz est devenu exemplaire de pollution extrême qui conduit ses habitants dans un cercle vicieux et l’implacable reflet des inégalités sociales criantes du pays : 21,6% de sa population vit sous le seuil de pauvreté.
Après la Seconde Guerre Mondiale, les Philippes ont une forte croissance démographique. La construction d’infrastructures et la dispersion de l’activité économique laissent la rivière négligée. Espérant travailler à Manille, nombreux se retrouvent sans emplois, échoués sur le fleuve. Devenant des résidents informels, ces derniers vivent dans des conditions précaires et insalubres.
Le problème pour ces gens, ce sont les ordures,
mais la vérité est que c’est grâce à ces mêmes ordures qu’ils parviennent à gagner un revenu
qui leur permet de survivre jour après jour
Mario Cruz
Entre détritus d’entreprises et ménagers aux alentours, le système de canalisation la rivière Pasig absorbe leurs déchets, qui accélérant ainsi la contamination de l’eau. La rivière est considérée comme biologiquement morte depuis les années 90. Aujourd’hui, les frêles constructions abritant des vies fragiles ne sont pas plus que du bois sculpté sur des eaux terriblement polluées.
Mario Cruz, un photographe humaniste
Lauréat du World Press 2019, avec « Living Among what’s left behind », également édité en livre, Mario Cruz est le fondateur de Narrativa, centre à Lisbonne consacré au partage de la photographie en tant qu’expression et communication. Il a répondu aux questions de Singular’s.
Singular’s : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller à Manille pour photographier la rivière Pasig ?
Mario Cruz : Les problèmes environnementaux sont de plus en plus présents dans les conversations quotidiennes et dans la presse, mais dans mon opinion ces problèmes sont traités de manière superficielle où nous voyons que le résultat final, comme une forêt décimée ou une rivière extrêmement polluée.
Lorsque je lisais des actualités sur des vagues d’ordures qui entrent dans les maisons des gens à Manille, j’ai essayé d’en apprendre plus sur ce qui se passait et la réalité de la rivière Pasig. Une rivière biologiquement morte depuis les années 90. Pour moi, c’est l’exemple d’un futur scenario très sombre si nous ne changeons pas nos comportements et la manière dont nous consommons. C’est le présent et même le passé de milliers de personnes qui vivent au bord de la rivière Pasig.
C’est un exemple extrême mais c’est réel et j’ai senti que la photographie pouvait être une manière d’avertir et de dénoncer. Pour cette raison, il était important pour moi de ne pas seulement documenter la pollution de la rivière, mais surtout l’impact qu’il a sur la vie des gens autour.
Quels problèmes majeurs avez-vous vu avec la pollution de cette rivière ?
La pollution est à la fois le problème et la solution pour les familles qui vivent dans ces communautés. Ce cercle vicieux est devenu un élément décisif pour ma narration visuelle.
La pollution est un problème pour des raisons évidentes mais c’est aussi une solution car c’est en récupérant des matériaux et objets qui se trouvent dans les ordures de Pasig que beaucoup de gens parviennent à gagner quelque chose et survivre quotidiennement à Manille. Le fait que les enfants vont à la rivière à seulement 5 ans leur provoque de sérieux problèmes de santé.
L’air y est irrespirable, des animaux morts sont souvent retrouvés où les gens passent la majorité de leur journée et il est même possible de marcher sur l’eau de la rivière tellement les déchets sont denses par endroit ».
Avez-vous quelque chose de particulier lorsque vous-étiez à Manille ?
« Les « esteros ». Ce sont des estuaires à Manille qui ressemblent à des scènes de désastres naturelles mais sont le résultat de décennies de survie et de négligemment. Même s’ils sont censés arrêtés les inondations, ils représentent un dernier recours pour ces communautés.
Estero de Magdalena est l’un des pires exemples, où des centaines de structures empilées sont sur le point de s’écrouler dans une chaîne d’eau où, de fait, on ne peut voir d’eau. Les constructions ont créé des sortes de tunnels avec plusieurs accès à d’autres niveaux, le matériel qui sert à les construire est souvent fabriqué de matériaux trouvés dans la rivière.
Ces ponts instables connectent un bord à l’autre. C’est un endroit que tout le monde veut éviter mais qui parvient toutefois à protéger des milliers de personnes chaque jour ».
La force de Living Among what’s left behind est renversante par l’humanité qu’elle capte et interroge, elle nous remue autant les tripes face à la résilience de ses habitants que l’indignation, sans pour autant tomber dans le misérabilisme. Le photographe nous alerte – et il faut le prendre au pied de l’image – de ce que le monde peut devenir si la volonté de changer ce qui peut encore l’être ne se traduit pas rapidement en actions !