[Photographie] Notre sélection de photobooks fait la part belle à la photographie d’archives
Une semaine d’effervescence du Livre Photo
Pendant la semaine de la foire Paris Photo, le langage photographique et ses différents supports de présentation sont à l’honneur et c’est aussi un moment clé pour le monde du livre photo. Les amateurs des photobooks ont l’occasion, lors de ce grand rendez-vous, de découvrir de près les publications des éditeurs français et internationaux. C’est l’occasion d’échanger avec les éditeurs, de parler aux auteurs, de découvrir de nouvelles publications, de revoir les anciennes et aussi de se procurer un livre rare. C’est à ce moment-là qu’a lieu également la consécration de certains livres récompensés dans des prix de différentes catégories. Cette effervescence fait bouger le marché du livre photo, qui a toujours circulé et inspiré des générations de photographes, et qui occupe une place de choix à la foire. Dans le cadre officiel de Paris Photo, 30 éditeurs de huit pays étaient présents et il y a eu 300 signatures de livres. Le salon parallèle des publications Polycopies se déroule dans un bateau amarré aux quais de Seine avec plus de 50 éditeurs indépendants, sans compter, Offprint, un parcours qui se déroule dans des librairies, des studios et des galeries de la ville.
Le livre photo, un marché créatif émergent
Il y a un peu plus de 10 ans, les livres photos ont acquis une grande importance en tant que forme de présentation de projets photographiques et ont établi un marché parallèle au circuit de l’art, grâce aux nombreux collectionneurs de ce support. Ayant déjà dépassé la vision selon laquelle il s’agit de catalogues d’exposition, le livre photo s’impose comme un moyen dans lequel il est souvent considéré comme le but principal d’expression d’un travail et qui, souvent, ne devient même pas une exposition.
Ses principales caractéristiques, auxquelles nous pouvons attribuer une grande partie de son succès, sont les suivantes : la transportabilité, qui en fait une œuvre qui peut être appréciée à tout moment et pratiquement n’importe où, et qui peut même voyager facilement dans le monde entier, et la reproductibilité, une caractéristique commune à la photographie imprimée, mais dans le cas du livre photo, au lieu de tirages de 5 unités, il y a en moyenne 500 exemplaires. De plus, le faible coût d’un livre par rapport à un tirage, facilite l’accès au travail de l’artiste.
Hayal & Hakikat: A handbook of forgiveness & A handbook of punishment, de Cemre Yeşil Gönenli , co-publié par FiLBooks & Gostbooks
Paru en septembre 2020, Hayal & Hakikat : A Handbook of Forgiveness & A Handbook of Punishment a été sélectionné pour le prix Paris Photo / Aperture Foundation en 2020 et a remporté le prix du meilleur livre de photographie à PhotoEspaña 2021. Le livre de la photographe turque Cemre Yeşil Gönenli est réalisé à partir de photographies commandées par Abdul Hamid II, le 34e sultan de l’Empire ottoman. Utilisée par différents gouvernements pour témoigner de la modernisation de leur pays, la photographie était également un outil utilisé par Abdul Hamid II au début du XXe siècle. En plus d’être un passionné du langage photographique, le sultan aimait aussi les romans policiers. Dans l’une de ses lectures, l’information pseudo-scientifique selon laquelle « tout criminel dont l’articulation du pouce est plus longue que l’index est enclin à tuer » lui a fait commander des photographies de tous les condamnés pour meurtre montrant leurs mains. Entre fiction et réalité, le sultan aurait décidé du sort de ces prisonniers.
L’ouvrage de Gönenli montre les portraits de ces prisonniers, dont le visage n’apparaît pas dans l’édition, mais dont les mains sont apparentes dans deux livrets – A Manual of Forgiveness et A Manual of Punishment – dans le premier, les criminels auraient apparemment bénéficié d’une amnistie et dans le second, ils sont enchaînés. Bien que le verdict du sultan pour la destination de ces prisonniers ne soit pas connu, on peut voir l’arbitraire dans la forme du jugement et l’abus de pouvoir basé sur des croyances individuelles. Il s’agit d’un catalogue de criminels, où la photographie est utilisée comme un document basé sur une fiction. Ou encore : « des faits réels basés sur la fiction« .
How to Look Natural in Photos par Beata Bartecka et Łukasz Rusznica, co-publiée par Palm Studios & Ośrodek Postaw Twórczych (OPT)
Un autre ouvrage troublant qui utilise des photographies réalisées à partir de demandes gouvernementales est How to Look Natural in Photos par le duo polonais Beata Łukasz et Bartecka Rusznica. Le matériel contenu dans le livre provient des archives de l’Institut de la mémoire nationale – Commission pour la poursuite des crimes contre la nation polonaise (IPN) qui enquête sur l’histoire de la Pologne entre 1944 et 1989, la période du régime totalitaire qui a établi un État socialiste. Les photographies ont été prises par des agents secrets de la police polonaise à des fins de surveillance et de chantage des suspects. Avec le discours selon lequel ils empêcheraient les activités de l’ennemi et permettraient d’identifier les éventuels crimes contre l’État, des images prises sont de personnes ordinaires, certaines arrêtées, d’autres brûlées et blessées, de scènes de crime, de voitures brûlées, d’officiers armés testant différentes poses et plusieurs autres images choquantes. Il n’y a pas d’appréciation de la photographie en tant que langage à proprement parler, car elles ont été générées à partir de petites caméras cachées dans les agents secrets.
Ce que nous voyons, comme le rappelle l’auteur, c’est que « la violence commence dans le système nerveux, à partir d’une impulsion qui traverse le corps et pousse quelqu’un à appuyer sur le déclencheur. » En d’autres termes : la photographie étant littéralement une arme de pouvoir où chaque clic dénote la sentence. Le livre contient également les légendes qui accompagnaient chaque photographie et confirment comment la manipulation et l’arbitraire ont servi de documents pouvant prouver n’importe quelle théorie en faveur de la sécurité nationale.
Archivo da la memoria Trans Argentina, Editorial Chaco.
Archivo da la memoria Trans Argentinaest le résultat d’un projet mené par des activistes trans qui cherchent à compiler des souvenirs et à faire une conservation de leur vie en compagnie les unes des autres. Avec des photographies datant du début du 20e siècle à la fin des années 1990, nous voyons des scènes intimes, affectueuses, crues, humoristiques, des portraits de famille et des événements festifs. Tout a été fait sans aucune prétention photographique, sinon pour enregistrer leurs moments de vie commune. Il s’agit d’un grand album de famille, accompagnée de textes contenant leurs histoires, leurs lettres intimes, leurs amours et leurs amitiés.
Le plus intéressant dans ce projet est qu’il utilise des archives de photos prises par eux ou par des personnes de leur confiance et qui appartiennent à leurs souvenirs personnels. Il ne s’agit pas d’images volées, réalisées par des personnes éloignées de leurs réalités, qui renforcent les clichés négatifs sur un groupe minoritaire. Ce sont plutôt de photographies légitimées par eux qui, en fait, les représentent. Le livre est une revendication de la mémoire trans, dans laquelle on voit évidemment où elle se situe (Argentine), mais qui dépasse ce territoire et devient une grande célébration de la résistance d’un groupe laissé en marge de la société dans le monde entier.
On this day de Klara Källström, Thobias Fäldt et Thomas Sauvin co-publié par B-B-B-Books et Beijing Silvermine
On this day est le nouveau livre de photographies appartenant à une archive appelée Silvermine qui comprend 850 000 négatifs produits entre 1985 et 2005, qui ont été récupérés en Chine. Le matériel provient des déchets d’une usine de recyclage de la banlieue de Pékin e la collection s’est enrichie grâce aux acquisitions réalisées par les Français Thomas Sauvin depuis 2009. Ayant déjà publié neuf livres avec des images issues de ces archives et en partenariat avec divers collaborateurs, principalement chinois, son récent projet est organisé par le duo Klara Källström et Thobias Fäldt, basé en Suède.
Dans une édition ambitieuse, nous voyons l’union de deux énormes bases : les photographies de Silvermine contenant leurs dates marquées en orange et les données de On This Day qui est la plus grande base d’événements historiques du monde. Le résultat est un « calendrier non chronologique » dans lequel les dates des photographies sont utilisées comme un index pour définir les informations extraites de la base de données virtuelle. Le format tabloïd fait référence aux nouvelles les plus pertinentes d’un jour déterminé, tandis que l’image d’illustration provient d’une situation courante en Chine. Ce qui est intéressant, c’est précisément le rapport entre les événements remarquables et la vie normale qui se produisent à la même date.
Le projet Silvermine nous fait réfléchir à plusieurs aspects : si les propriétaires de ces négatifs voulaient s’en débarrasser, pourquoi est-il essentiel de leur donner une nouvelle vie ? La préservation de la photographie analogique est-elle supérieure au désir des propriétaires de se débarrasser de ce matériel ? Enfin, il n’est pas possible d’approfondir ces questions ici, ce que l’on peut constater c’est que les projets de Sauvin sont exposés dans des festivals et des prix chinois, ce qui les légitime d’une certaine manière.
Ce que nous avons dans On this Day est un livre léger et curieux dont l’association de faits et d’images n’a en commun que leurs dates d’apparition.
Déjà View de Martin Parr & The Anonymous Project, (Éditions Textuel)
Le Anonymous Project a trouvé le meilleur partenaire pour sa collection photographique : le photographe documentaire britannique Martin Parr. Le travail d’Anonymous Project retenu dans notre sélection de ParisPhoto, s’appuyait déjà sur des boîtes de diapositives acquis auprès d’inconnus dans le monde entier. Le résultat montre des familles et des amis dans des situations ordinaires s’amusant chez eux, lors de fêtes, de voyages, de sorties et de plusieurs autres moments partagés, où la photographie devient un enregistrement plein d’intimité et d’affection. Le travail de Martin Parr a pour caractéristiques l’ironie et l’utilisation du flash, même devant beaucoup de lumière. L’union des deux a donné naissance à Déjà View, un livre avec une composition en miroir,
D’une côté des photographies d’amateurs, sans aucune prétention artistique ou documentaire, et de l’autre des clichés d’un photographe prestigieux de l’agence Magnum, où la différence entre pros et amateurs se remarquent à peine. Les relations entre les photographies sont nombreuses et, par les similitudes dans les postures corporelles des personnages et les choix de cadrage des photographes, il semble invraisemblable qu’elles aient été prises dans des contextes différents.
C’est un autre exemple d’un excellent projet d’édition. À la fin du livre, les photos de la page de gauche sont de Parr et que celles de droite sont anonymes, accentuant l’aspect d’un album de famille décontracté, où les personnages ne sont pas, mais semblent être, des proches.
#MarcellaMarer