Rwanda, du rendez-vous manqué… au rattrapage de mémoire

[Conversation starter] En déclarant le 7 avril 2024 que « la France aurait pu arrêter le génocide », Emmanuel Macron nous invite à réfléchir sur ce qui s’est passé en 1994, lorsque 800 000 Tutsis ont été assassinés en trois mois. Trente ans après, historiens (Vincent Duclert, Stéphane Audoin-Rouzeau), enquêteur de terrain (Patrick de Saint-Exupéry) et écrivains (Jean Hatzfeld, Dorcy Rugamba) réussissent à cerner les faits, pour nous permettre de nous faire une opinion indépendante. Afin d’établir une vérité, quitte prévient Thierry Dussard  à ébranler des convictions enracinées dans le déni et le silence de la raison d’Etat.

Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi

La France de 1994, rappelons-le, est en cohabitation. A l’Elysée, au nom du « domaine réservé », François Mitterrand gère seul (avec son secrétaire général, Hubert Védrine), la politique étrangère. Pensant damer le pion aux Anglais, ils soutiennent le régime rwandais aux mains des Hutus. Ceux-ci, majoritaires, tuent régulièrement leurs compatriotes tutsis depuis l’indépendance en 1961. A la rivalité entre cultivateurs et éleveurs, s’est ajoutée une division ethnique artificielle imposée par les colons belges. Et lorsque est abattu l’avion du président rwandais hutu le 6 avril 1994, les Tutsis sont aussitôt accusés d’en être les responsables.

Massacre ou génocide ?

La machine génocidaire en marche s’accélère ; elle a été préparée par la déshumanisation des Tutsis qualifiés de « cafards », par des appels au meurtre de la radio Mille collines… Tout génocide se caractérise ainsi par des précédents qui s’inscrivent dans un projet politique d’extermination. Cette dimension physique d’élimination de l’adversaire désigné s’accompagne d’une dimension biologique : il faut en outre supprimer les femmes et les enfants. Ce sont ces marqueurs qui caractérisent un génocide, tel qu’ils ont été définis par Raphaël Lemkin, le juriste juif polonais en 1943.

Folie collective des Hutus

« La folie est une excellente meneuse d’hommes », lit-on dans La Fantaisie des Dieux, la BD du journaliste Patrick de Saint-Exupéry, avec Hippolyte au dessin (écrite en 2014 et revue en 2024, Les Arènes). Et pour avoir une idée de la folie collective qui s’est emparée de ce petit pays enclavé au cœur de l’Afrique, l’anthropologue Violaine Baraduc cite deux cas d’infanticides par des femmes hutus mariés à des Tutsis, dont l’époux avait déjà été massacré, qui ont ensuite tué leurs enfants. L’appartenance ethnique étant donné par le père, c’était le seul moyen pour elles de se « réaffilier », et de se racheter, auprès de leur communauté d’origine.

L’Elysée sourd aux signaux d’alarme

« Le terme de « génocide » est retenu par l’ambassadeur de France au Rwanda dès le mois d’octobre 1990 », souligne l’historien Vincent Duclert, dans son livre « La France face au génocide des Tutsi » (Taillandier, janvier 2024). Des ONG et d’autres diplomates donnent l’alerte, comme Antoine Anfré, actuel ambassadeur à Kigali. Ainsi que le général Jean Varret, chef de la mission militaire de coopération jusqu’en 1993. Un autre historien, Jean-Pierre Chrétien, parle de « nazisme tropical », de « Shoah africaine », et de « socialistes égarés dans le populisme racial », le 26 avril 1994 dans Libération.
Onze jours plus tôt, 5000 Tutsis réfugiés dans l’église de Nyamata avaient été exterminés à la machette.

« Les journalistes ont échoué »

« Dénués de tout sauf de frayeurs », raconte Jean Hatzfeld, décrivant les rescapés tutsis. Ce journaliste arrive de Sarajevo, car à l’époque le monde a les yeux tournés vers la Yougoslavie. Mais il verra plus tard que « les victimes se taisent et se sentent coupables, tandis que les tueurs n’éprouvent aucune culpabilité. Cela signe un génocide ».

Malgré quelques reportages, entre autres ceux de Saint-Expuéry, les médias sont passés à côté de la tragédie. « Les journalistes ont échoué », note Hatzfeld, devenu écrivain pour dire la détresse des Tutsis, notamment avec Englebert des collines, ou tirer de l’oubli de rares Hutus ayant résisté à la folie génocidaire avec Là où tout se tait  (Folio).

Les militaires ont-ils manqué à leur devoir ?

Une opération militaro-humanitaire, baptisée Turquoise, a bien été lancée le 22 juin 1994. Trop tard. Les deux tiers du génocide ont déjà eu lieu, et l’armée française est acclamée par les tueurs. Elle a en effet formé les Hutus pendant ces années où ils étaient au pouvoir. Ce sont en réalité les Forces patriotiques rwandaises (FPR) tutsies du commandant Paul Kagamé, aujourd’hui président du Rwanda, qui ont mis fin au génocide. Accusés d’inaction lors des massacres de Bisesero, fin juin, les soldats français bénéficient d’un non-lieu requis pas le parquet de Paris en 2021. Sans parler des défaillances des troupes de l’ONU.

Juges et historiens appelés à la barre

Au Rwanda, le silence des 800 000 morts a laissé place à une fragile réconciliation entre les survivants. La parole est désormais aux magistrats chargés d’instruire les nombreux procès, et aux historiens appelés comme témoins à trancher entre les versions des politiques. En 1998, la mission parlementaire de Paul Quilès (PS) avait conclu que la France « n’était nullement impliquée ». Nicolas Sarkozy, en 2010 à Kigali, a cependant reconnu de « graves erreurs d’appréciation », et « une forme d’aveuglement » de la France. Le rapport des historiens de la commission Duclert, en mars 2021, a ensuite établi « les responsabilités lourdes et accablantes » de la République française reconnues par Emmanuel Macron.

Réconcilier la mémoire et l’histoire

Le président de la République a cru devoir aller plus loin en déclarant le 7 avril, que la France « aurait pu arrêter le génocide », dans une vidéo qui a tout l’air d’une fausse note diplomatique.

Mieux vaut laisser le dernier mot aux historiens pour éclaircir le dernier génocide du XX ème siècle.

Thierry Dussard

Bibliographie sélective

Pour privilégier les textes des rescapés :

  • Hema Rwanda, Lettres aux absents, de Dorcy Rugamba (JC Lattès mars 2024) qui a perdu ses deux parents et six frères et sœurs.
  • Le Choc, sous la direction de S. Audouin-Rouzeau, A.Becker, S.Kuhn, et J.P. Schreiber (Gallimard mars 2024), l’ouvrage collectif majeur, qui réussit à réconcilier la mémoire et l’histoire.