Sally Gabori - Mirdidingkingathi Juwarnda (Fondation Cartier) proche de Joan Mitchell (Fondation Louis Vuitton)

Jusqu’au 6 novembre 22, Fondation Cartier, 261, boulevard Raspail, Paris 14e Tél. : +33 1 42 18 56 50
Catalogue :  éd. Fondation Cartier pour l’art contemporain,  268 p. • 58 € – Site documentaire
Joan Mitchell/Monet Fondation Louis Vuitton, 8 av. du Mahatma Gandhi, Neuilly 92

Quand la peinture vous traverse et libère. Fascinant destin que celui de Sally Gabori (vers 1924-2015) de son nom tribal kaiadilt ‘Mirdidingkingathi Juwarnda’: découvrant la peinture à 80 ans, elle en fait un élan de créativité intérieur et une abstraction solaire. Si tout semble opposer, la figure de la création aborigène présentée à la Fondation Cartier jusqu’au 6 novembre à l’artiste américaine Joan Mitchell (1925-1992) à la Fondation Louis Vuitton > 27 février 23) leur lumineuse abstraction immersive transcende les drames personnels pour donner une âme colorée aux lieux qui les ont inspirés.

Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori, Dibirdibi country, 2011 (Fondation Cartier) Photo OOlgan

Une acculturation douloureuse

Née vers 1924, Sally Gabori, de son nom tribal Kaiadilt Mirdidingkingathi Juwarnda, qui signifie « dauphin né à Mirdidingki ») vivait de la pêche et de la cueillette en quasi-autarcie sur l’ ile de Bentinck au nord de la côte australienne. Il ne restait plus qu’une soixantaine de membres de sa tribu Kaiadilt quand ils furent obligés de quitter leur île, en 1948 ravagée par un ouragan et d’un raz-de-marée. L’exil à quelques miles de là sur l’île Mornington se prolongea près d’une cinquantaine d’années, accompagnée de tentatives des missionnaires qui les hébergent d’effacer leur langue et leur culture. Elle perdra son nom au moment où elle quittera sa terre, pour devenir Sally Gabori, mère de huit enfants. Elle le retrouve par le pouvoir immédiat de la peinture d’affirmer son identité.

Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori, Dibirdibi country, 2008 (détail) (Fondation Cartier) Photo OOlgan

La renaissance par la peinture

A l’occasion d’une sortie au centre d’art de l’île Mornington organisée par sa maison de retraite, Sally Gabori découvre par hasard la puissance de la peinture pour évoquer la nostalgie des terres abandonnées. « C’est à ce moment-là, comme surgie de nulle part, que démarre sa carrière d’artiste, souffle le linguiste Nicholas Evans,dans un long article du catalogue sur les ressorts de la culture Kaiadilt. Ce sera alors, durant la dernière décennie de sa vie, un incroyable déferlement de créativité. »

Sally Gabori, Dibirdibi Country, 2012 (Fondation Cartier) Photo OOlgan

A 80 ans, jusqu’à sa mort dix ans plus tard, au cœur d’une bulle créative collective, Sally a éprouvé un impérieux besoin de peindre, poussée par le sentiment de n’avoir rien à perdre : cela donnait un sens et un but à sa vie d’exilée. Elle a produit près de 2 000 toiles d’une liberté gestuelle et d’une picturalité stupéfiantes, seule ou avec un collectif de femmes

Même « s’il existe une autre façon d’explorer les mystères de la créativité artistique de Sally Gabori : à travers les indices que renferme cette langue kayardilt, Nicolas Evans reconnait qu’il y a rien de prédéterminer  dans son expression esthétique: « Avec le temps, j’ai fini par accepter ce qui restera un profond mystère: en peignant, elle entrait dans une autre dimension, son « œil intérieur » retournait dans son « pays ». Avec le désir profond de transcender la douleur des longues années d’exil, elle recréait visuellement les lieux de la manière la plus abstraite et lumineuse qui soit. »

Sally Gabori, Pat et Sally’s Country, 2011 (Fondation Cartier) Photo OOlgan

L’invention d’une émancipation par la couleur

A travers le médium qui charrie son énergie et sa nostalgie de l’exil, l’octogénaire transfigure ses réminiscences sensorielles, dans l’exaltation de formes libres colorées et la matérialité puissante des coups de pinceau. « Ne pouvant s’appuyer sur aucune tradition de peinture coutumière sur les objets, les corps, le sol ou la roche, ni sur aucun héritage iconographique de signes et autres symboles qui encoderaient un sens, narreraient les Chemins du Rêve ou dresseraient la carte d’un paysage culturel, précise Judith Rvan dans un éclairant article du catalogue. Sally Gabori invente son propre style, qui vient saper les idées préconçues des Blancs sur ce à quoi l’art aborigène doit ressembler et ce qu’il doit signifier. Comparée aux autres formes de peinture aborigène, son œuvre constitue un véritable phénomène visuel avec une diversité de textures sans précédent. Sally Gabori s’empare de l’acrylique et s’absorbe dans la physicalité gratifiante. »

Être les témoins de réminiscences créatives

Le parcours de la Fondation Cartier offre une expérience immersive dans l’univers de Sally Gabori Photo OOlgan

Refusant toute tentative d’explications ethnologiques, le parcours de Fondation Cartier pour l’art contemporain invite à s’immerger dans les visions picturales topographiques de lieux auxquels Sally Gabori était culturellement et intimement liée, notamment la pièce au sous-sol où les grands formats investissement tous les murs.  « Peindre est pour l’artiste un moyen non pas tant de communiquer avec le monde extérieur que d’entrer en relation avec sa terre et sa famille. éclaire avec pertinence Bruce Johnson McLean. Nous sommes ici plutôt conviés à être les témoins des traces créatives de ces intenses moments de connexion personnelle. (…) Les toiles de Sally Gabori, comme ses chants, faisaient renaître ses souvenirs, ceux des lieux et des personnes qui y étaient intimement connectées et portaient leurs noms. »

Joan Mitchell. River II, 1986 Rétrospective Fondation Louis Vuitton Photo OOlgan

La peinture mémorielle de Joan Mitchell

« Cette expérience vécue, évoquée et synthétisée avec fougue au moyen de touches énergiques, n’est pas sans rappeler les mots de Paul Cézanne: « Je vois, par taches » : ce que souligne Judith Ryan, traduit aussi la dynamique picturale de Joan Mitchell, qui refusait toute explication intellectuelle de sa peinture.

Cette prime à l’émotion baignée de couleurs est revendiquée par l’artiste américaine aux racines et histoire pourtant si différentes que le hasard des expositions rapproche. Heureux Parisiens qui peuvent encore pour quelques jours profiter de deux bains peintures ensoleillés de deux « sauvages » qui ont su métamorphoser les drames de leur vie en exaltations picturales, s’imposer dans un monde d’hommes et d’incrédules. . S’il existe un lien entre leurs œuvres, c’est d’être acte de mémoire et de résistance

La peintre américaine, qui avait quitté les Etats Unis pour se fondre dans une acculturation européenne assumée refusait toute étiquette – encore plus celle de Monet que la Fondation Louis Vuitton s’acharne pourtant à lui faire endosser. Comme Sally, seule compte ce que Joan Mitchell appelait le « flow », cette énergie de couleurs que la traverse pour évoquer l’âme d’un être cher, ou d’un paysage, fondues dans une abstraction totalement lyrique (mais nous y reviendront).

Sally, Joan : deux destins de femmes qui surmontent des drames intimes pour nous laisser une peinture exaltante dans laquelle chacun peut se retrouver et s’épanouir.

https://youtu.be/8PxQt-RRM2Y