Sam Francis, A centennial exhibition (Galerie ETC) & Vicky Colombet, Eau et Lumière (Galerie Dutko)

  • jusqu’au 25 novembre 2023, Sam Francis, A centennial exhibition, Galerie ETC, 28 rue Saint-Claude, 75003 Paris, du mardi au samedi de 11h à 19h – Tél.: +33 9 50 77 40 07 – contact@galerie-etc.com)
  • jusqu’au 2 décembre 2023, Vicky Colombet, Eau et Lumière, Galerie Dutko, 17 quai Voltaire, 75007 Paris, du lundi au samedi de 10h30 à 13h et de 14h30 à 19h – Tél.: +33 1 56 24 04 20

Est-ce le temps pluvieux et tempétueux de cette fin octobre qui, en un même après-midi, conduit le pas et le regard de la « centennial exhibition » que la galerie ETC consacre à Sam Francis (jusqu’au 25 novembre 2023) jusqu’à l’ensemble d’œuvres récentes intitulé « Eau et Lumière » de Vicky Colombet, présenté par la Galerie Dutko (jusqu’au 2 décembre 2023) ? D’une exposition l’autre, Nicolas V. voit se répondre deux œuvres où domine l’élément liquide, de drippings jubilatoires et habités en discrets hommages à Monet et à ses paysages.

Sam Francis (1923-1994) semble avoir repris l’abstraction gestuelle et tachiste là où l’avait laissée Jackson Pollock.

À sa disparition prématurée en 1956, ce dernier pouvait paraître bloqué au seuil d’un hésitant et inabouti retour à la figuration, n’en poursuivant pas moins les expérimentations qui l’avaient mené à l’action painting. Chez Francis aussi le dripping devait continuer de s’enrichir, de se complexifier, aidé en cela par un talent reconnu de coloriste qui ne cessa de s’épanouir (notamment au contact de Monet, Matisse et Bonnard, découverts au cours d’un séjour de six années en France) là où Pollock, pour ce qui deviendrait son ultime période, avait fait le choix d’une palette de couleurs ni mélangées ni diluées, dominée par le noir et parfois ponctuée de discrets jaunes.

Sam Francis, SF93-01 et SF93-02, 1993, Galerie ETC (photo Nicolas V.)

Mais l’œuvre de Sam Francis s’épanouit moins à travers des sujets peu ou prou identifiables (alors qu’il est aisé de distinguer des portraits dans les toiles du dernier Pollock, et que jamais ses maîtres français ne se départirent de leurs obsessions, fussent-elles purement ornementales) que par l’approche, mêlée de mysticisme et d’appel à l’inconscient, qu’il fit sienne. Car l’intérêt de Francis pour l’alchimie et l’interprétation des rêves, de même que sa familiarisation avec le bouddhisme tantrique au fil de nombreux séjours en Asie l’auront mené, selon les mots d’Yves Michaud, à une exploration assumée du « versant psychique des formes et des structures ».

Peindre est pour Sam Francis une expérience méditative dont l’œuvre peut être considérée à la fois comme le simple outil et l’aboutissement ultime.

Au premier plan, SF86-917 de Sam Francis, Galerie ETC (photo Nicolas V.)

Si formalisme il y a, c’est celui qui se construit autour d’une méthode, d’une logique intrinsèque à toute représentation, dont la répétition jusqu’à l’épuisement prend des airs de mantra : alors la forme achevée se précède dans son élaboration. Ainsi des mandalas que Francis multiplie à partir des années 70, infinies variations de taches et de coulures contraintes à un motif de grille jouant le plein contre le vide, qui n’apparaissent achevés que parce qu’ils en annoncent d’autres, procédant de la même et aléatoire gestuelle, si identiques mais si différents, qui pourraient, auraient pu être. Voilà pour la figuration : outre ces grilles et quelques visages à peine suggérés ne tenant que par de hasardeux drippings, Francis aura traité le cercle et le carré moins en motifs qu’en symboles zens, semblant faire sien l’adage de Lao-Tseu : « la grande image n’a pas de forme ».

Toutes de petit format, les œuvres visibles chez ETC en témoignent, dont les allures d’études sont trompeuses tant chacune apparaît entière, accomplie.

Loin des grandes compositions color-field qui ont fait l’imagerie d’une certaine histoire -abstraite et monumentale- de la peinture états-unienne moderne (et dont il fournit lui-même des exemples emblématiques tout au long de sa carrière), les papiers de Sam Francis ont quelque chose d’à la fois anecdotique et fondamental, de partiel et d’abouti, de l’ordre de l’échantillon comme de l’opus majeur. On y verrait volontiers des échauffements, des tentatives, des tâtonnements. On y trouvera maîtrise, adresse, harmonie, comme si Francis avait mis en chacun de ces petits formats autant de soin, de recherche, de concentration qu’à quelque chef-d’œuvre programmatique.

Aucune tache, aucun coup de pinceau n’y est fortuit ; cependant ces gouaches, acryliques et aquarelles ont pour elles le charme surprenant du lâcher prise.

Sam Francis, SF90-397, 1990, acrylique sur papier, 34×38 cm, Galerie ETC (photo Nicolas V.)

Vicky Colombet (née en 1953) peint moins la nature qu’elle ne peint avec elle.

Par ce que ses tableaux ont d’immersif (parce que des paysages dont elle s’imprègne elle retient d’abord la lumière et l’énergie, qu’elle restitue en délicates moirures diaprées où dominent des bleus versatiles et des verts fluctuants), d’élémentaire (parce qu’elle use, pour l’élaboration de ses couleurs, de pigments malaxés par elle-même, et pour la préparation de ses toiles de la pliure et de l’estampage afin de faire de l’œuvre un relief tangible plutôt qu’une surface désincarnée) et d’instinctif (parce qu’elle fait de l’action de peindre moins la capture d’une sensation ou la fixation d’une idée par la seule démarche plus ou moins consciente de l’artiste qu’une tentative de « donner le sentiment que c’est la nature qui peint, que ce sont les éléments qui produisent le tableau »), affleure une démarche où l’artiste se confie aux éléments pour créer non plus à partir d’eux mais à travers eux, jouant des lois et des propriétés qui les régissent.

Ainsi que le note Pierre Wat dans un beau texte consacré à Vicky Colombet (L’Ouvert, 2021), il arrive que le regard de l’artiste rejoigne celui de l’oiseau planant au-dessus du chaos du monde.

La toile, peinte à la verticale et à la renverse, abandonnée à sa propre physique (écoulement de la peinture, hasard du séchage), devient une carte en relief sans point de repère ni légende, cessant pratiquement d’être une chose visuelle pour ne se décrypter qu’à la prescience ou à l’instinct (Wat parlant d’une « pratique sismographique de la peinture »).

Vicky Colombet, extrait de l’exposition Eau et Lumière chez Dutko (photo Nicolas V.)

Comme si la peinture du réel supposait la perte du réalisme.

Et pourtant, au-delà des expressionnistes abstraits américains (entre autres, Helen Frankenthaler et Joan Mitchell), c’est de Claude Monet (dont les liens avec Mitchell furent d’ailleurs superbement mis en exergue il y a un an à la Fondation Louis Vuitton) que Vicky Colombet revendique moins une quelconque influence qu’une connivence (ses toiles eurent ainsi l’occasion d’un dialogue marquant avec les chefs-d’œuvre de Marmottan en 2020) afin, plutôt que de simplement peindre d’après le maître de Giverny ou à sa manière, d’en reprendre l’élan créateur ; tout en le regardant, de regarder comme lui, de ces yeux passés par une quasi cécité pour, une fois guéris, accomplir le miracle des Nymphéas.

Et que regarder ?

Rien de moins, pour ces deux amateurs de jardins, que l’éternelle réitération du spectacle des « éléments » dont Colombet semble avoir fait le point nodal de son travail : « la course du jour », « les reflets, les mouvements de l’eau », « un rideau agité par l’air » (selon ses propres mots) lui sont autant de sujets à peindre que de façons de peindre. Est-ce pour cela que ses tableaux happent véritablement la vue sans vraiment fixer l’esprit, comme peuvent le faire le mouvement des vagues venues se briser sur le rivage où les incessamment multiples levers et couchers de soleil ?

Au spectateur (après l’artiste) le plaisir doucement étrange et insidieux de se sentir devenir, par son regard sur l’œuvre comme par sa présence devant celle-ci, onde ou brise, lézarde ou éclat, goutte ou coulure.

Vicky Colombet, extrait de l’exposition Eau et Lumière chez Dutko (photo Nicolas V.)

De gouttes et de coulures, il est donc question tant chez Francis que chez Colombet.

Leurs parcours respectifs (chacun à sa mesure franco-américain) s’avèrent riches en correspondances, du « lignage » (le mot est de Colombet) partagé de l’expressionnisme abstrait à la fascination commune envers Monet, d’une dilection identique pour l’Asie (tous deux y ayant effectué de nombreux voyages) à d’inattendues connexions avec les sciences (études de botanique et de médecine pour Francis, dont les résonances pourraient expliquer le penchant biomorphique de certaines de ses compositions ; attachement de Colombet aux réflexions de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet sur le lien entre espace-temps et matière, qui dans chacune de ses toiles se rejoue au gré des variations de lumière et de couleur).

L’élément liquide irrigue certes leur œuvre sur le plan plastique (par un semblable recours en forme de laisser-faire à la tache comme à l’écoulement, à la dilution comme à la condensation, qu’il faille pour cela en passer par l’aquarelle ou l’encre, l’alkyde ou l’acrylique) et esthétique (chez Francis, par l’invocation d’un « paradis de boules bleues diaboliques qui flottent, qui flottent, tout flotte », lequel, à qui contemple sa série des Blue Balls, paraîtra décidément plus liquide que solide ; pour Colombet, par son attachement à l’eau comme sujet -de la vallée de l’Hudson jusqu’à celle de la Seine- mais également métaphore de l’acte créatif : « [lorsque je dessine] c’est comme si je me mettais à l’eau pour nager ») ; davantage encore, il en incarne l’esprit. Celui d’une peinture qui, à la fois en deçà et au-delà de la description/retranscription du monde, en est l’épreuve organique et sensible à la fois.

Sam Francis, SF86-919, 1986, acrylique sur papier, 39×26 cm, Galerie ETC (photo Nicolas V.)

Mais ce qui les rapproche sans doute davantage est, aussi, ce qui tend à les différencier plus radicalement que leurs palettes (exubérante et chamarrée pour Francis, plus nuancée et douce chez Colombet) ou leurs techniques (le geste et l’exaltation maîtrisés mais obsessionnels de l’un, le traitement quasi sculptural des toiles de l’autre).

En effet, si chacun d’entre eux paraît, par son approche de la peinture, être parvenu à cette sorte d’état où l’acte de création individuel se confond avec le rythme de l’univers, on demeure tenté de déceler en Sam Francis, ancien pilote de l’US Army Air Corps qui inventa les sky paintings (réalisées à même le ciel par des avions chargés de fumigènes) et trouva en la lithographie une peinture mécanisée qu’il devait pratiquer abondamment, un fond mi-démiurgique, mi-icarien (ainsi que le résume Michaud, « Même dans l’informe et le chaos, le peintre continue à composer et à organiser. Il n’est plus le maître des formes mais le magicien du chaos. »), là où Vicky Colombet, peintre volatile un jour tentée d’offrir ses toiles à la rivière passant au bas de son atelier cévenol pour lui en confier l’achèvement, semble avoir franchi le pas d’un abandon raisonné, c’est-à-dire confiant, aux forces dont inlassablement elle convoque l’éternel retour, dans l’immanent secret du grand atelier du monde.

Vicky Colombet, extrait de l’exposition Eau et Lumière chez Dutko (photo Nicolas V.)

#Nicolas V.