Seul en scène : Le Joueur d'échecs, de Stefan Zweig, par Gilbert Ponté (Théâtre Essaïon)
De la longue et émouvante nouvelle de Stefan Zweig, qui croque la confrontation d’un champion du monde d’échecs arrogant face à un mystérieux docteur, Gilbert Ponté fait le pari d’être seul en scène pour capter l’imagination du spectateur par la force du verbe et le jeu du corps. Par ce retour aux sources de l’art dramatique, loin de tout artifice, Le Joueur d’échecs, magistrale métaphore de la puissance d’un pouvoir totalitaire sur nos identités, devient un magnifique précipité du théâtre et de l’art de partager un récit. Bonne nouvelle le triomphe du début 2023 est repris au Théâtre de l’Essaïon jusqu’au 30 janvier 2024.
Les monomaniaques de tout poil, les gens qui sont possédés par une seule idée m’ont toujours spécialement intrigué,
car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l’infini.
Stefan Zweig
Percer le mystère d’un homme
Si ce n’est pas la première fois que Le Joueur d’échecs est mis en scène, chaque nouveau défi de donner vie à ce conte cruel est salutaire; tant cette longue nouvelle publiée par l’auteur autrichien quelques mois seulement avant son suicide mérite de rester toujours d’actualité.
Le prétexte d’une partie d’échecs entre un champion du monde – le sinistre Mirko Cvetkovic paysan sortie du fin fond de la Hongrie au génie circonscrit au jeu à 64 cases – et un mystérieux docteur qui dévoile son terrible calvaire permet à Stefan Zweig de brosser finement un récit à multiples miroirs entre l’Histoire et l’intimité psychologique : les faux semblants d’une société bourgeoise décadente, dont l’ennui veut du sang à chaque jeu, la vacuité d’un champion qui sous prétexte de sa maitrise d’un jeu croit dominer le monde, un personnage sensible dont l’identité oscille entre réalité et folie sur « cette planche à carreaux », enfin l’efficacité clinique d’un pouvoir totalitaire pour briser la sensibilité et la rationalité d’une humanité, …
bref, la quintessence d’un conte complexe qui prend vie avec le lecteur ou … par l’acteur !
C’est une histoire assez compliquée,
et qui pourrait tout au plus servir d’illustration à la charmante et grandiose époque où nous vivons.
Si vous avez la patience de m’écouter une demi-heure…
Stefan Zweig
La force du conte et du conteur
Quête de pouvoir et d’identité, affrontement d’intelligences et altération de l’humanité, …toutes ces dimensions (et bien d’autres, selon l’imagination du spectateur) sont contenues dans ce récit de « voyage' ». Par sa seule présence sur scène et la diversité de son verbe, Gilbert Ponté les réveille toutes; il les attise, les souligne, les bouscule. Incarnant tous les personnages, l’acteur caméléon change de voix et utilise la moindre posture pour brosser physiquement le caractère de chaque protagoniste.
Miracle de la scène et d’un solide métier, il réussit à faire revivre de façon truculente et engagée l’ambiance d’une croisière de la dernière chance et ses pathétiques personnages.
Habiter et faire vivre l’espace scénique
Celui qui se définit lui-même comme un “comédien conteur” habite de tout son corps l’espace volontairement vide de la scène du Théâtre de l’Essaion. Il réussit à donner une troublante humanité au personnage central, ce joueur d’échec si humain, si proche de la perte d’identité. Capable de toutes les audaces, le fondateur de La Birda Compagnie s’appuie sur le jeu de lumières d’Antoine Le Gallo pour comme il le revendique : « retrouver une sobriété corporelle et une acuité d’esprit. Rompre avec le spectacle spectaculaire et risquer le minimalisme de la narration et du jeu corporel ne se réalise que dans l’exercice périlleux du seul en scène. » Sa prestation haute en couleurs et en verbe est un modèle du genre.
Rendre visible l’invisible a toujours été mon idéal.
Faire confiance à l’imagination du public et à son intelligence.
Gilbert Ponté
Chaque détail du jeu est au service du récit.
Ce retour aux sources de l’art dramatique, loin des artifices, est salvateur; il régénère surtout la simple ambition d’être au service – plutôt que de s’en servir – de la force d’un récit – certes à tiroirs – mais surtout donnant de sens à la vie. Quand tout l’art et l’ambition du comédien sont de faire vivre – tout en le respectant à la lettre « une merveilleuse écriture synthétique qui est la marque de fabrication de Zweig » le spectateur ne peut que s’incliner et recommander d’aller au plus vite s’abreuver à cet art si noble.
Ici tout ce qui fait l’excitation du jeu (de scène et des échecs) ne prend pas fin avec lui. Il n’y a pas de partie (spectacle) sans complices (acteur/lecteur) et la plus belle est toujours à venir.
#Olivier Olgan