(Seul en scène) Le Mythe de Sisyphe, d’après Albert Camus, par Pierre Martot (Lavoir Moderne Parisien)
Adaptation et interprétation : Pierre Martot, Collaboration artistique et lumières : Jean-Claude Fall
Surprise, l’un des textes les plus connus d’Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe n’a jamais été porté au théâtre. Est-ce l’obstacle de la rhétorique de l’absurdité de la condition humaine vers le suicide ou l’exigence théâtrale nécessaire pour la faire vivre pendant plus d’une heure ? Pierre Martot a osé. Son engagement est exemplaire. Grâce à une présence physique exceptionnelle, capable d’incarner la moindre inflexion, et sa mise en espace dans le décor nu du Lavoir Moderne Parisien, le comédien – metteur en scène et adaptateur relève de la tête et des épaules le défi de transmettre l’éthique positive de Camus. En ces temps de perte de repère, c’est urgent et, à ne pas rater puisque le spectacle s’achève le 29 octobre.
Comment donner chair et vie à un texte philosophique parmi les plus célèbres de son auteur, mais jamais porté au théâtre ? En lui donnant du souffle, de coups d’accélération dramatique par le mouvement du corps et de la voix, et en jouant de l’éclairage subtilement distribué Jean-Claude Fall dans la scène nue Lavoir Moderne Parisien.
Un chemin de pensée qui débouche sur une éthique d’action
En commençant son texte en voix off dans le noir (type Radio Londres), plus assis à une table devant un micro (appel de Combat), Pierre Martot nous rappelle que Le mythe de Sisyphe, texte de jeunesse contemporain de L’Etranger, est autant un essai philosophique étayé par une plaidoirie implacable, très exactement la façon dont Albert Camus en définit les enjeux dès les premières phrases
« Je juge – donc – que le sens de la vie est la plus pressante des questions. Comment y répondre ? »
qu’un appel à la résistance contre la désespérance. Le brulot dont la force de mobilisation reste intacte fut publié dans la clandestinité en octobre 1942 dans une Europe en guerre, quelques mois après L’Étranger : « Notre destin est en face de nous et c’est lui que nous provoquons. Moins par orgueil que par conscience de notre condition sans portée».
Se tenir à l’abri du bruit et de la fureur
J’ai eu envie d’aborder cette question du sens parce qu’elle me semble particulièrement urgente aujourd’hui, et que le théâtre demeure l’un des endroits où elle peut être posée : des hommes et des femmes se réunissent dans un même endroit, se tiennent à l’écart du monde – Camus en parle dans ses carnets, du plaisir de se mettre à l’écart du monde quand il fait du théâtre – comme il se sent à l’abri – et j’ai pensé qu’on allait se tenir à l’abri du bruit et de la fureur, pendant une heure ou un peu plus, et que tous ensemble, avec le public, on allait réfléchir à partir de la parole de Camus à la question du sens.
Pierre Martot, Entretien imaginaire autour du Mythe de Sisyphe
Du sentiment de l’absurdité à la passion d’exister
Toute la force du spectacle est aussi de nous faire oublier la philosophie de l’absurdité au profit d’une éthique, par une incarnation, à la fois terrienne – voix grave, mouvements maitrisés et tenue sombre et sobre qui rappelle celui des maquisard de l’époque – et de haute voltige, au sens propre – le comédien investit le corps et le verbe littéralement tout l’espace scénique – et, figuré – l’éthique en œuvre exige de sortir de nos habitudes, on dirait aujourd’hui schéma de pensée…
Ethique de la quantité, qu’Albert Camus résume ainsi : « La morale d’un homme, son échelle de valeurs, n’ont de sens que par la quantité et la variété d’expériences qu’il lui a été donné d’accumuler (…) La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme.
Avec une présence jamais affaiblie par les déambulations, Pierre Martot déploie l’appel exigeant du passage nécessaire du contemplatif à l’action, du singulier au pluriel, de l’individuel au collectif, balayant les grands figures, de l’artiste, du conquérant, avec une définition toute personnelle à « conquête » : « Ce n’est pas pour rien que le mot a changé de sens et ne désigne plus le général vainqueur. La grandeur a changé de camp. Elle est dans la protestation et le sacrifice sans avenir».
La révolte contre l’absurde est la clé du bonheur de Sisyphe.
« Son destin lui appartient. pour André Comte-Sponville A tout moment Sisyphe, est conscient de sa condition et c’est en cela que « le mythe est tragique ». Il se sait impuissant, mais il se révolte par un refus d’abandon. Il « connaît toute l’étendue de sa misérable condition: c’est à elle qu’il pense pendant sa descente »: · « C’est pendant ce retour; cette pause, que Sisyphe m’intéresse. (…) Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. »
Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort – et je refuse le suicide.
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe
Dans la lumière de l’intelligence
Fidèle à la dynamique de l’essai, Le Mythe de Sisyphe porté par Pierre Martot donne chair et sens l’urgence de la solidarité de l’humanité, ici et maintenant, à travers la reconnaissance du partage de la condition humaine, sans attendre ni salut, ni espérance dans un « au-delà » fictif et vide. Son ’homme absurde’ lutte pour les hommes face à l’éternité et pour l’individu face à tout ce qui peut lui nuire.
Ainsi, les bases de ce qui deviendra L’Homme révolté sont déjà présentes dans Le Mythe de Sisyphe : s’il faut se révolter contre une condition absurde, et si nous partageons tous cette condition, alors révolte et solidarité seront liées de près. La révolte repose avant tout sur une prise de conscience individuelle de la solidarité de tous les hommes.
La passion de l’absurde
« Qu’est-ce en effet que l’homme absurde? Celui qui, sans le nier, ne fait rien pour l’éternel » : L’Absurde a perdu sa négativité traditionnelle et reçu une incontestable positivité sous une double forme : il est pouvoir purificateur en tant qu’il détruit l’inauthenticité ; il est pouvoir régénérateur en tant qu’il crée un homme nouveau. « L’absurde n’a de sens que dans la mesure où l’on n’y consent pas » L’homme absurde n’a ni espoir ni désespoir, il n’a que sa lutte pour rester lucide.
« Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible »
Pindare, 3 e Pythique, exergue au Mythe de Sisyphe
Saluons l’initiative de Pierre Martot de nous avoir permis de réfléchir sur la condition humaine, loin d’être « absurde », Camus rappelle qu’il ne faut ni la nier ni l’accepter… en espérant peut-être la suite logique dans la mise en scène de L’Homme révolté. Une bonne raison d’espérer.
Olivier Olgan